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Le coup de foudre, vous y croyez ?

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Le coup de foudre, vous y croyez ?

Au XVIe siècle, une croyance veut que le regard du loup rende muet et que celui d’une amoureuse rende fou. L’œil possède un pouvoir. Nous l’avons oublié. Enfin, presque… Chaque jour, nous regardons des images qui nous blessent, nous ulcèrent ou nous excitent.

Vous arrive-t-il d’avoir mal en regardant la photo d’une blessure ? Les choses qui circulent par l’œil «touchent» parfois des zones à vif de la psyché humaine. Explorant les limites de nos capacités de résistance, l’artiste Eric Pougeau expose à la galerie Dilecta, à Paris, deux séries d’image en apparence sans danger. En apparence… sans danger. Des lames de rasoir enrobées dans le fin réseau d’un bas noir. Des photos de jeunes femmes aux cuisses écartées dont le sexe est clouté d’agrafes. Cela n’a l’air de rien. Mais au bout d’un moment, on se met à sentir quelque chose. A force de regarder ces images, quelque chose se passe. Elles ne vous quittent plus. Elles se sont gravées quelque part, dans un repli du lobe dédié aux terreurs enfantines peut-être. Eric Pougeau possède ce pouvoir. Il associe des objets qui, mis ensemble, vous glacent le sang. Il fait de ces montages très simples les instruments acérés d’un questionnement sur soi. Pourquoi la vue d’un rasoir dans un bas résille met-elle si mal à l’aise ? Est-ce lié au coup de foudre ?

Un sexe poinçonné à l’agrafeuse

Eric Pougeau : «C’est peut-être sur ce fil-là que se place la fiction, une fiction où les images appellent sans arrêt, sollicitent, veulent prendre le pouvoir». Ce qui nous fait peur, répond-il, ne sont pas les images elles-mêmes, mais les pulsions terrifiantes qu’elles évoquent ou réveillent. Lui-même n’agit que par «intuition», en se laissant guider par «le climat» qu’engendre la présence chez soi de certains objets : «Il y avait chez moi des lames de rasoir et des bas résille», dit-il, en laissant traîner l’idée qu’à force… de les regarder… «Dans l’intuition d’abord, j’imagine un mec obsédé derrière son bureau, agrafant des photos ou tendant des bas résille sur des lames de rasoir comme pour matérialiser les forces qu’il sent agir.» Eric Pougeau est poursuivi par «des idées, des obsessions qui ne [le] quittent jamais». La chair d’une vulve lacérée à coups d’agrafeuse, par exemple. Des cuisses nues, entrevues à travers des mailles tailladées… La séduction «mortelle» des femmes agit sur lui comme l’acide d’un bain révélateur.

Le basilic : lézard bizarre

Cette «forme de paranoïa», ainsi qu’Eric Pougeau la désigne, s’enracine dans un imaginaire ancien : celui de l’œil qui tue, qui paralyse ou qui empoisonne. Nous pensons souvent à tort – nous «les modernes» – qu’il s’agit de superstitions. Mais ces «croyances archaïques» n’exercent-elles vraiment plus aucun pouvoir ? Dans un ouvrage intitulé De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, l’historien Carl Havelange met en garde : «voir est toujours un acte périlleux» et même si nous n’y croyons plus, nous pouvons très bien devenir les victimes d’obscures rémanences culturelles. Au XVIe siècle, ainsi qu’il le souligne, les Occidentaux sont persuadés que le basilic existe. Le basilic est une sorte de lézard qui (comme l’affirment Pline, la Bible, Galien ou Avicenne) possède un regard toxique, foudroyant. C’est un animal rare, issu de l’œuf pondu par un coq et couvé par un serpent. Fadaises, direz-vous. Et pourtant.

Coup de foudre : meurtre oculaire ?

De nos jours encore, l’expression «coup de foudre» reste courante. Cette expression renvoie à l’idée, saugrenue, qu’il suffit de voir ou de croiser le regard de quelqu’un pour en tomber amoureux, instantanément. C’est une métaphore bien sûr. Mais il y a quelques siècles… c’était une donnée médicale. Pour le célèbre Marsile Ficin (1433-1499), humaniste de la Renaissance, fils de médecin, voici comment cela se passe : l’œil émet des buées (on peut les voir sur la surface froide d’un miroir, dit-il), dont le pouvoir est hautement contagieux. «Les esprits s’échappent de l’œil», sous la forme d’une «vapeur subtile évaporée du sang». Cette vapeur pénètre l’œil de la personne qu’on fixe des yeux. Là, elle «cherche le cœur, […] se condense en sang, se mêle au sang étranger, réalisant ainsi très concrètement le charme de l’amour». Pour Ficin, le fait de regarder quelqu’un avec intensité correspond à une transfusion sanguine. Et de même qu’il y a toujours des risques de contamination par le sang, certains virus, certaines maladies se répandent par l’œil.

«Puis je crains tant vos yeux, que je ne saurais être Une heure, en les voyant, sans le cœur m’arracher

Marsile Ficin n’est pas l’inventeur de cette théorie. Il ne fait que l’emprunter aux innombrables penseurs et savants qui le précèdent, mais il la formule en termes qui préfigurent notre vision «rationnelle» du monde, à l’aide de mots familiers : «transmission», «contagion», «émanations délétères»… Les morsures visuelles dont les poètes font leurs délices depuis Pétrarque jusqu’à Ronsard– «Les rais flambants de votre œil foudroyant / Perçant mon cœur de leur lumière prompte» (1) ; «Si doucement le venin de tes yeux / par même lieu au fond du cœur entra» (2) ; etc., etc. – ne sont pas que des figures de style redondantes. Elles désignent ce qui, pour les hommes de l’époque, relève d’une vérité scientifique. Le regard perce, inocule son venin, rend l’homme «débile» (faible). Attention, danger. «L’action de regarder ou de se soumettre au regard de l’autre n’est jamais dépourvue de risque, tout au moins d’une signification radicalement étrangère à ce que l’on pourrait appeler l’univers contemporain de la vision», conclue Havelange.

Le désir au fil du rasoir

Comme lui, Eric Pougeau ne fait pas la différence entre l’œil et une agrafeuse. Ni entre l’œil et une lame de rasoir. «Il y a des forces agissantes», dit-il, et des «peurs qui se mélangent avec le désir». Ce qui l’intéresse c’est «créer un climat», placer le spectateur dans un champ de force, face à un objet qui trahisse ses pulsions, autant que «le trouble de celui qui l’a fait» : «l’homme devient ce sur quoi son désir se porte». Voir ou être vu.e, agrafer ou se faire agrafer : cela revient au même, si l’on adopte la logique de Marsile Ficin. Imaginons que, par l’œil, le sang d’une personne entre dans le corps d’une autre : il n’y a plus qu’un seul sang dans deux corps. Un seul et même poison, dans deux personnes «malades»… «Ce qui pourrait suggérer l’extrême fragilité de celui qui agrafe, avance Eric Pougeau. Enfin, je crois que dans les agrafes comme dans les lames, il y a circulation du désir positivement et négativement. […] Entre le voir et l’être vu, passent des appels à l’autre».

EXPOSITION «Eric Pougeau» JUSQU’AU 27 AVRIL : Maison et galerie d’éditions Dilecta, accès par le 54 rue de Vertbois, 75003 Paris.

PUBLICATION : Eric, livret de photos, éditions Dilecta, 2016.

A LIRE : De l’œil et du monde. Une histoire du regard au seuil de la modernité, Carl Havelange, Fayard, 1998.

NOTES

(1) Olivier de Magny, Les cent deux sonnets des Amours, éd. M. Whitney, Genève, Droz, 1970, p. 25.

(2) Maurice Scève, Délie. Objet de plus haute vertu. Dizain 42. Édition de Françoise Charpentier, avec la reproduction des emblèmes. Collection Poésie/Gallimard, 1984.


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