Quantcast
Channel: sexes.blogs.liberation.fr - Actualités pour la catégorie : Actualité
Viewing all articles
Browse latest Browse all 253

La différence homme-femme au Japon

$
0
0
La différence homme-femme au Japon

Il existe au Japon une tradition d’histoires drôles visant à faire douter de ses certitudes. Qu’est-ce qui est vrai ? Existe-t-il une différence homme-femme ? La réponse avec Daisuke Ichiba, actuellement exposé à la Halle St Pierre, artiste visionnaire et spectral.

C’est l’histoire d’une nonne bouddhiste qui demande à un moine de lui indiquer le moyen de se réincarner en homme. Il est en effet impossible pour une femme d’atteindre l’éveil. Elle doit d’abord mourir, au terme d’une vie d’abnégation, puis renaître en homme. Faisant mine d’ignorer cette loi, le moine demande à la nonne pourquoi elle veut se réincarner en homme. «Parce que je suis une femme, voyons ! Vous ne le voyez pas !?». Le moine répond : «Non, je ne le vois pas.» Puis il ajoute : «Et vous ?». S’il faut en croire ce conte d’origine japonaise, la différence homme-femme existe avant tout dans la tête. Elle est le reflet d’un préjugé.

C’est toujours toi, du côté droit comme du côté gauche

Au Japon, lorsque les entretiens portent sur cette différence entre hommes et femmes, la réponse prend souvent la forme d’une question : «Existe-t-il une différence entre ta droite et ta gauche ?». Si je réponds par l’affirmative, on me rétorque : «Non, c’est toujours toi.» De la même manière : «Tu crois que tu es différente de moi, mais (c’est Ichiba Daisuke qui le dit) si on t’ouvre le ventre, il y a le même caca». Il parle de caca, c’est tout à fait bizarre, mais bon. Daisuke Ichiba part du principe qu’il existe une forme pérenne de l’âme : elle traverse le temps, au fil des réincarnations, subsistant à l’identique sous des formes qui changent. Parfois l’âme se retrouve dans le corps d’un homme, parfois dans celle d’une écolière borgne en uniforme marin. Allez savoir pourquoi.

Enigme zen et apocalypse

La première fois que je rencontre Daisuke Ichiba, à Koenji (banlieue de Tôkyô), en 2007, il est le patron d’une friperie : le jour, il achète et revend des vêtements usagés, qui sont comme autant d’enveloppes transitoires pour les êtres. La nuit, il est dessinateur d’avant-garde. Ses oeuvres sont des calligraphies d’histoires sans paroles. A la façon d’énigmes zen, il les dessine à l’encre de chine, parfois rehaussées d’un rouge de cinabre. Il se définit comme un “violence bijin painter” : un peintre de la cruauté et de la beauté. Il met en scène ses visions sous la forme d’images oniriques, marquées par la déréalisation. Son héroïne, une mystérieuse jeune fille en costume de collégienne, porte un pansement sur l’oeil et manipule un couteau de cuisine. Errant sur les bords d’une rivière de fin du monde, traversant le sombre cours d’eau sur des têtes décapitées, elle croise des enfants aux visages ornés de vagins carnivores.

Enfer et révélations

Daisuke Ichiba est né en 1963. Son oeuvre fourmillante «de personnages monstrueux, de fantômes et d’écolières au regard vide, héritiers des figures grimaçantes des premiers mangas [images dérisoires] d’Hokusai» lui vaut une admiration internationale dans le monde de l’avant-garde. Loin du star-system, il ne publie pourtant ses recueils que dans de minuscules maisons d’édition comme le Lézard Noir, Le Dernier Cri, Timeless ou dans Jhon magazine, sous des titres bizarres : Ezumi, Hell, Yokai bar,Grossesse nerveuse, Romance mûre, Fingers and tongues, Badafoto, Minds of women, Namazuko, El suicidio del amor, Violent beauty, Mariage… Jusqu’au 26 août, ses dessins minutieux et perturbants prennent maintenant place à la Halle Saint Pierre aux côtés des photos de Molinier ou de Joel Peter Witkin. Que montrent-ils ? Un univers flottant, à mi-chemin entre l’ici-bas et l’au-delà, où une jeune fille – toujours la même, parfois démultipliée comme dans une galerie des glaces –, fixe le spectateur d’un oeil unique et vide, d’une glaçante placidité. L’autre oeil est recouvert par le carré blanc d’un pansement.

Pourquoi porte-t-elle un pansement ?

Daisuke Ichiba répond : «Quand mon personnage enlève son pansement, c’est un peu comme si elle retirait sa culotte. Quand elle est en colère. Ou quand, sur une impulsion, elle décide qu’elle veut faire l’amour… A l’inverse, quand elle porte son pansement, cela signifie qu’elle ne fait pas confiance. Alors elle cache cette partie d’elle-même qui correspond à la laideur…». Insistant sur l’équivalence entre le pansement et la culotte, Daisuke Ichiba ajoute : «Chez tous les êtres humains, il y a le côté de la beauté, d’une part, et, de l’autre, celui de la laideur qui correspond à nos envies, à nos colères. C’est le côté de l’envers [ura].» Parce que la femme nous regarde d’un œil et que de l’autre, elle pense – mais à quoi ? – cette image récurrente de Daisuke s’imprègne d’un érotisme latent, celui qui correspond «au côté de l’ura», le côté obscur de l’être… Fermé sur le dedans, replié et recouvert d’un carré protecteur (parfois d’une mèche de cheveux ou d’une cicatrice en barbelés), l’œil caché de l’écolière renvoie symboliquement au chaos intérieur : l’inconscient, les sentiments et les désirs.

Passer dans le côté ura de la force

Dans cet univers-là, tous les êtres sont pareils, certainement : «le même caca». Ou plutôt, la même quête. «Moi je pense qu’un visage à moitié caché a plus de charme. Ca stimule l’imagination car ce visage n’est pas fini. Une partie est cachée : ça nous laisse libre d’imaginer. Cette liberté n’a pas de fin. C’est l’éternité même…». Pour Daisuke Ichiba, le carré blanc sur l’oeil fait l’effet d’un cache aux vertus heuristiques : il est l’outil par excellence permettant d’abattre les cloisons mentales. Nous ignorons une partie de nous-même, suggère Daisuke. Nous ignorons notre part de féminité (quand nous sommes mâle), notre part de féminité (quand nous sommes femelle), notre part de mort et notre part de divinité. Nous ignorons que nous sommes à la fois déjà morts et déjà éveillés. La différence homme-femme n’existe pas. Pas plus que toutes ces conceptions arbitraires du réel qui nous font croire que nous sommes très supérieurs aux animaux, par exemple, parce que nous, nous «voyons» notre destin. Mais les animaux, eux, que voient-ils ?

.

A LIRE : L’Esprit Singulier, catalogue de l’exposition, éditions Flammarion (sortie le 13 avril)

LES OEUVRES DE DAISUKE ICHIBA : Ezumi, Yokai bar,Grossesse nerveuse, Romance mûre, Badafoto, Namazuko, Violent beauty, Mariage, etc.

EXPOSITION, du 30 mars au 26 août : L’Esprit Singulier. Halle Saint pierre: 2 rue Ronsard, 75018 Paris.

L’ESPRIT SINGULIER, présente le fonds de l’Abbaye d’Auberive. Son fondateur, le collectionneur Jean-Claude Volot, a réuni en trois décennies plus de 2500 œuvres constituant l’une des plus grandes collections d’art moderne et contemporain où dialoguent art singulier, expressionnisme figuratif et art populaire. L’exposition, présente environ 600 œuvres de 70 artistes, parmi lesquels des grands noms de la photographie (Joel-Peter Witkin…), de l’art brut (Josée Francisco Abello Vives, Philippe Dereux, Anselme Bois-Vives), de l’art singulier (Louis Pons, Fred Deux, Michel Macréau), de la figuration libre (Robert Combas, Hervé di Rosa…), de l’art contemporain (Ernest Pignon-Ernest, Myriam Mihindou, Gao Xingjian…) ou encore surréaliste (Hans Bellmer).

A LIRE : Contes des sages bouddhistes, de Pascal Fauliot, éditions Seuil.

POUR EN SAVOIR PLUS : «Peut-on jouir de l’oeil ?» (les vidéos de léchage de globe oculaire au Japon)


Viewing all articles
Browse latest Browse all 253

Trending Articles