«Suis-je sûr.e de l’aimer ?». Il est difficile d’évaluer la nature des sentiments que l’on éprouve. Dans Pratique de l’amour, le sociologue Michel Bozon apporte des réponses lumineuses à la question de savoir comment définir l’amour.
Il existe sur l’amour deux discours dominants : le premier, idéaliste, fait apparaître l’amour comme le supplément d’âme d’un monde désenchanté. L’amour en Occident serait devenu le seul et dernier territoire du sacré, l’ultime rempart de l’humanité, un espace vierge de tout calcul, dédié au don de soi sans contrepartie… Le second discours, matérialiste, ne voit dans les relations amoureuses que des stratégies de captation de services (sexuels) et de biens (matériels et symboliques) : les individus cherchant à «se placer sur le marché matrimonial» de la façon la plus avantageuse utiliseraient les affects comme des appâts. L’expérience de l’amour serait d’ailleurs conditionnée par des mécanismes d’ordre biologique – hormonaux, génétiques, psycho-comportementaux – visant à assurer la survie de l’espèce.
Amour : est-ce une question de «grands sentiments» ?
Entre ces deux discours – l’utopiste et le néo-darwiniste – il ne semblait guère y avoir de place pour beaucoup de réflexion. Mais voilà qu’en 2014 le philosophe Ruwen Ogien attaque dans un essai truculent ceux qui font l’éloge de l’amour : l’amour n’a pas de valeur morale, dit-il. Cessons de véhiculer les clichés rebattus du «coeur qui s’offre pour toujours», dans un contexte d’absolu. Pour Ruwen Ogien, il faut s’intéresser à ceux qui «font» l’amour et comment ils le font, plutôt qu’aux théoriciens qui en parlent. Son livre, cependant, déconstruit plus les mythes qu’il n’apporte de réponse. Qu’est-ce que l’amour ? Après avoir lu (dévoré) Ruwen Ogien, on n’est pas tellement plus avancé. Et puis voilà qu’en mars 2016 arrive l’essai du sociologue Michel Bozon, rempli de réponses éclairantes. Dans Pratique de l’amour, publié aux éditions Payot, Michel Bozon résume treize années de cogitations d’une plume simple et tranquille.
L’amour ne se dit pas, il se «pratique»
Sa théorie est la suivante : l’amour relève de la pratique. On sait qu’on aime quand on effectue un certain nombre d’actes qui correspondent à des étapes balisées par la société dans laquelle on vit. Ces actes codifiés reposent sur un projet : celui de se faire aimer. Pour se faire aimer, il faut se remettre soi-même entre les mains de l’autre. «L’amour ne naît pas de bons et nobles sentiments – générosité, désintéressement ou bienveillance ‒ même s’il peut en produire. L’abandon de soi, ou la remise de soi, est un moment essentiel de toute relation amoureuse : on décide de se déprendre de soi et de donner prise à une autre personne. C’est une expérience de mise en jeu de ses attributs personnels face à un autre, qui crée de l’intensité dans les vies mais qui comprend toujours une part de risque et de calcul».
«Aimer est le projet de se faire aimer»
Bien qu’il utilise le mot «calcul», Michel Bozon prend cependant soin de ne pas verser dans le cynisme : «Contrairement à ce qui se passe dans le marché immobilier», où l’on choisit un appartement en fonction de son budget, le choix amoureux (et matrimonial) se fait en fonction de qui on est et non pas de ce que l’on a. L’amour dépend de l’être et non pas de l’avoir : «il est impossible pour de se porter acquéreur sans “payer de sa personne” au sens strict, ce qui ramène à l’idée de remise de soi.[…] On n’obtient un accès amoureux à l’autre qu’en étant accepté soi-même comme moyen de paiement.» Impossible d’aimer sans s’investir «personnellement», de toute son âme et de toutes ses tripes, insiste Michel Bozon : «Envisager l’amour comme pratique implique de prendre au sérieux l’idée de don de soi». Encore faut-il, d’ailleurs, que ce don soit agréé et que l’autre réponde positivement par un don similaire. Si l’un se donne et l’autre pas, l’amour se heurte à un mur. Il y a fin de non-recevoir.
Les premières manifestations de l’amour : travaux d’approche
«Les débuts amoureux sont d’abord des pratiques entre deux personnes, qui vont être interprétées par l’un et par l’autre comme ayant un sens amoureux. En d’autres termes, ce n’est pas l’existence préalable d’un sentiment amoureux qui provoquerait des manifestations d’amour ; c’est parce que des comportements relationnels sont reconnus par les intéressés, parfois avec l’aide de tiers, comme le scénario d’une relation amoureuse que l’affect se met en route.» Pour Michel Bozon, on sait que l’on aime lorsqu’on prend conscience qu’on a «engagé» avec quelqu’un des échanges d’un type très particulier : on lui confie un secret. On lui parle à voix basse (1). On lui transmet une information personnelle, parfois honteuse ou douloureuse, toujours intime. C’est l’amorce. «En se livrant, on oblige moralement l’autre à se livrer.» Si l’autre cède à cette pression et se confie en retour, le processus se met en marche.
Secret avoué n’est jamais innocent
N’écoutez jamais les secrets d’une personne dont vous ne désirez pas tomber amoureux. Ainsi que Michel Bozon l’explique : le don de soi est toujours une façon de prendre le pouvoir sur l’autre. «Lorsqu’on s’expose personnellement en livrant des territoires de soi, on espère être payé de retour. L’abandon amoureux n’est pas exempt de stratégie», dit-il, en soulignant la part de risque énorme prise par la personne qui prend l’initiative. Elle se livre. Elle se met en danger : «Adolescente, j’étais obèse», «Mon père a été victime d’inceste», «Mon fantasme, c’est le travestissement». Si jamais l’autre, à son tour, se met en danger, bingo ! «L’engagement de l’individu prend la forme d’une remise de soi, consciente ou inconsciente, produisant une emprise sur l’autre, et une action en retour de ce dernier. A ce titre, l’amour associe simultanément des expériences d’abandon de soi et de pouvoir chez chacun des acteurs ; il implique une réciprocité».
Etape numéro 2 : le don de son temps
La première chose que les amoureux font consiste à s’échanger des informations sensibles et confidentielles. L’étape numéro deux consiste à s’échanger du temps. «Ils se “voient”, ils passent du temps l’un avec l’autre. S’ils ne peuvent se voir, ils se disent ce qu’ils font de leur temps quand ils ne sont pas ensemble. Isabelle Clair (2) indique que les jeunes amoureux dans les quartiers de banlieue passent un temps infini le soir à se raconter leurs journées au téléphone». Lorsqu’ils racontent leur journée, les amoureux, d’une certaine manière, donnent à l’autre un droit de regard sur leur vie. C’est la pente fatale qui mène droit aux problèmes : jalousie, possessivité, indiscrétion. Du moment qu’on cède à ce réflexe de montrer patte blanche (l’idéal de la transparence amoureuse), non seulement on met l’autre en demeure de vous donner les gages de sa propre fidélité mais on s’autorise soi-même à envahir sa vie. Cela commence souvent pas la méchante petite question : «Tu as vu qui aujourd’hui ?».
Marquer les frontières à ne pas dépasser, tout en donnant des gages
N’écoutez jamais une personne vous raconter par le menu ce qu’elle a fait pendant la journée, même si vous en êtes amoureux. Il s’agit de mettre les choses au clair : ta vie t’appartient, je n’ai pas à m’en mêler. De même, tu n’as pas à me demander ce que j’ai fait, ni avec qui, ça ne te regarde pas. Les relations naissantes sont souvent des moments difficiles, car il faut à la fois montrer à l’autre qu’on tient à elle/lui et protéger ses arrières. Pour que l’amour dure, il importe notamment de marquer ses limites. L’équilibre est difficile à tenir. La remise de soi n’est pas toujours égale entre les partenaires. Il y a des amoureux qui, tout de suite, vous présentent leurs parents. D’autres qui refusent de raconter leurs antécédents familiaux ou amoureux. Citant une étude sur l’amour en milieu étudiant (3), Michel Bozon résume : «il y a toujours des aspects tactiques. Chacun n’a pas intérêt à tout dévoiler de lui».
Etape numéro 3 : faire son anamnèse
Imaginez quelqu’un qui ne dit jamais rien de sa vie, qui reste fermé. Impossible que l’amour se développe dans cet espace «obturé» par le silence : celui ou celle qui se tait indique par là qu’elle se refuse à vous. «Lorsque ni l’un ni l’autre ne réalise cette anamnèse [raconte ses souvenirs, son parcours de vie], cela définit un style particulier de relation inscrite dans l’instant, non destinée à durer», résume Michel Bozon, qui cite pourtant le cas de femmes capables d’être amoureuses d’hommes parfaitement mutiques. L’inégalité entre les sexes se mesure souvent à ce type de relation où, en Occident, c’est souvent la femme qui doit jouer le rôle de la personne la plus vulnérable, alors que l’homme, lui, essaye de coller à l’image idéale du mâle, qui prend, qui dispose, qui décide. La femme l’invite chez lui, en gage de confiance. Quant à lui, «il se contente de téléphoner de temps en temps, de manière imprévisible, pour passer quelques heures chez elle, et ne dit jamais rien de lui». Ces relations unilatérales sont souvent promises à l’échec.
Etape numéro 4 : échanges (d’objets, de goût, d’odeurs, de sons, de mots, de peau…)
Comme on le voit, l’amour n’est pas une affaire de «sentiments» mais bien plutôt de dons et de contre-dons. Si l’un envoie une lettre ou un texto (soyons moderne), l’autre doit répondre. Si l’un offre un T-shirt «odorant», l’autre doit le porter. Au XIXe siècle, on s’échangeait des rubans et des mouchoirs. Au XXIe siècle, on s’échange des MP3 (écoute mes morceaux préférés), les livres que l’on aime (apprends à me connaître), des photos (regarde à quoi je ressemble quand je me branle en pensant à toi), des parfums (mets-le pour me plaire), des petits plats (mange ce que j’ai préparé avec amour), des fonds d’écran (travaille en pensant à moi) et parfois-même, des parties de son corps : «le tatouage amoureux contemporain est toujours une façon d’abandonner une part de son corps à l’autre. Chacun peut compléter la liste à sa façon…».
Un désir non pas de justice mais de justesse
Si les échanges sont trop inégaux, l’amour court droit à l’échec. Mais qu’on ne s’y trompe pas : «Le principe d’équivalence dans la communication entre partenaires n’est pas une attente de justice et d’égalité (comme dans le partage des dépenses ou des charges), mais comme un principe de justesse dans le fonctionnement de l’orchestre amoureux». Michel Bozon parle d’harmonie : l’amour est musique. Les premiers moments de la relation naissante ont pour but de trouver l’harmonie. Une fois qu’elle est installée, le couple se met en place. La pratique de l’amour, alors, se modifie totalement. Beaucoup de gens croient que l’amour disparaît parce qu’ils ne ressentent plus, une fois qu’ils sont «rangés», les émois intenses du début. Faux, répond Michel Bozon.
L’amour dure trois ans ?
Il ne faut pas confondre le sentiment de peur et le sentiment d’amour. Au début, c’est la peur et l’inquiétude qui dominent, avec leur part de plaisir inhérente. «Le plaisir ressenti dans les amours naissantes naît […] de l’excitation liée à une circulation de pouvoir (une emprise) et à l’exposition de soi (au sens de prise de risque). Mais l’inquiétude […] n’est jamais loin. Et surtout cette excitation et cette intensité de circulation ne peuvent guère se maintenir dans la durée. […] Il serait sans doute insupportable de vivre de manière permanente de tels niveaux d’emprise. Cela explique pourquoi la place et le contenu de l’amour dans ce qui devient relation conjugale ou relation stable sont amenés à se redéfinir radicalement». Les questions qui se posent alors : à quoi ressemble l’amour, une fois passées le suspens des débuts ? Trois, quatre ou huit ans plus tard, peut-on encore parler d’amour ? Comment sauver l’amour lorsque le sentiment et l’envie s’érodent ? Les réponses se trouvent dans le livre de Michel Bozon.
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A LIRE : Pratique de l’amour, Michel Bozon, éditions Payot, 2016, 18 euros.
NOTES
(1) «Selon Barthes,“toute curiosité intense pour un être rencontré vaut en somme pour de l’amour”. Dans un groupe ou dans une réunion sociale, on reconnaît deux amoureux – que leur relation soit notoire ou non ‒ au fait qu’ils parlent plus bas». Source : Pratique de l’amour, Michel Bozon, Payot, 2016.
(2) Isabelle Clair, Les Jeunes et l’Amour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008.
(3) Christophe Giraud, Les Chemins du couple. Une sociologie de la vie personnelle des jeunes en milieu étudiant. Université Paris-Descartes, habilitation à diriger des recherches, 2014.