
L’oeil ne peut saisir les détails d’un mouvement s’il est rapide ou ténu. Le galop et l’orgasme, par exemple. Jusqu’en 1777, personne ne sait si les sabots du cheval quittent le sol lorsqu’il est au galop. Muybridge résoud l’énigme… et invente le cinéma. C’est donc au cheval que l’homme doit le porno ?
Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault distingue deux modes fondamentaux d’organisation du savoir sur la sexualité : l’art érotique et la science sexuelle. La science sexuelle, dit Foucault, cherche des vérités mesurables et visibles. Toutes les technologies conçues pour fixer une «preuve» relèvent de la science sexuelle. Il s’agit de voir comment ça marche. Qu’est-ce qui bouge en nous pendant le plaisir ? Dans La Frénésie du Visible (texte génial, publié par Florian Vörös au sein de l’anthologie Cultures pornographiques) la chercheuse Linda Williams explique : les appareils photographiques, les lanternes magiques, les zootropes, les kinétographes, les kinétoscopes et autres précurseurs du cinéma tel qu’on le connaît aujourd’hui participent de ce processus qui mènent au porno. Parce qu’ils décomposent les mouvements. Est-il, à cet égard, innocent que les inventions du XIXe siècle dans le domaine de l’optique prennent d’abord pour objet un cheval ?
Du 1er au 20 juin, à Paris, c’est sur ce thème, précisément, que l’artiste Adoka Niitsu organise une exposition d’art –intitulée Héritage– qui questionne la présence du cheval dans les «machines à rendre visible» ce qui échappe à nos yeux.
Adoka Niitsu : la frénésie de l’invisible
Adoka Niitsu travaille la nuit, couvrant de larges feuilles de traits et de formes qui évoquent la vie grouillante et invisible des acariens ou des amibes. Elle reproduit ces formes sur les murs ou sur le sol, à l’aide de projecteurs qui font se télescoper l’image de neurones vus sous le microscope et celle des lamelles médicales.
The Unknown Senses (installation) from ADOKA on Vimeo.
Née en 1975 à Yamanashi, vivant en France depuis près de 10 ans, Adoka Niitsu explore sans trêve la trace que laisse la vie en mouvement, en jouant volontiers sur le lien qui unit les mots «mouvoir» et «émouvoir»… Ce qui bouge nous remue. Mais souvent ce qui bouge est trop petit ou rapide pour qu’il soit possible de le voir. On le sent. Adoka, elle, fait plus que sentir. Elle fixe sous verre ou sur papier les signaux qui attestent de ces phénomènes, donnant à l’intangible dynamique de la vie l’allure d’un paysage mental traversé par l’énergie. On ne sait plus si ce qu’on regarde est une zone de la conscience ou un bouillon de bactéries. Dans leur bain électrique, des créatures protozoaires tournoient, happées comme par une urgence. Et pourtant immobiles. Tout le paradoxe est là.
Le fossile, ancêtre de la photo
Fascinée par la notion d’empreintes, Adoka Niitsu essaye de fixer les choses qui, pourtant, ne se reposent jamais. Son travail est très proche de celui du premier lithographe, Aloïs Senefelder qui en 1796 utilise des pierres calcaires pour reproduire des images. C’est justement la lithographie qui est à l’origine de la découverte du plus fabuleux gisement de fossiles au monde : à Solnhofen, au nord de la Bavière, des libellules du jurassique supérieur volent à jamais dans leur écrin de pierre, entre des feuilles d’arbres et des cyclerions vieux de 145 millions d’années. Plus de 600 espèces différentes ont été recensées dans ce bassin sédimentaire, incrustées par strates, couches après couches au fil du temps. En août 2012, saisie par «le besoin impérieux de visiter ce lieu de naissance», Adoka se rend sur place et, à petits coups de marteaux détache quelques pages du «livre d’histoire de notre planète», découvrant que «le calcaire était déjà un média qui conservait et transmettait des images, avant même que l’homme ne s’en empare.»
La série Horse in motion : ancêtre du porno ?
Continuant sa recherche sur la lithographie, Adoka découvre ensuite que Nicéphore Niépce s’intéressait à cette technique avant l’invention de la photographie. De fait, la plus ancienne image issue d’un procédé photomécanique, est une héliogravure de Niepce. Elle date de 1825 et s’intitule «Cheval avec son conducteur». Adoka s’étonne : «Était-ce juste une coïncidence ou... ? Le premier film de l’histoire, créé par Eadweard Muybridge, s’intitule également “Horse In Motion” (cheval en mouvement)», dit-elle, soulignant le fait que le cheval ait été si étroitement associé aux avancées technologiques dans le domaine de la capture d’image. Muybridge met au point son procédé sous l’impulsion d’un nommé Leland Stanford –ex-gouverneur de Californie, éleveur de chevaux et amateur de vulgarisation scientifique– qui deviendra le fondateur de… Stanford University, au coeur de la Silicon Valley. Il y a donc un lien entre les puces de silicium et l’apparition des premières images animées. Les appareils high-tech auxquels nous faisons confiance pour comprendre le réel dérivent des premières «séries équines» au cours desquelles on chronomètre un pur-sang couvert d’écume.
Animal locomotion : les chevaux du désir
Tout commence par une question : Leland Stanford se demande s’il existe «un moment où les quatre sabots quittent le sol». Beaucoup de cavaliers «sentent» le décollage. Mais comment le prouver ? «En 1873, Stanford a donc demandé à Eadweard Muybridge de photographier les mouvements de son meilleur trotteur, Occident. Un pari aurait été pris ; les journaux ont fait leurs choux gras de l’affaire. Avant cette expérience, la photographie dite instantanée (la photographie du mouvement en décomposé) n’avait pu réaliser que des expositions d’un dixième de seconde et ne pouvait ainsi capturer que des mouvements relativement lents.» Après de nombreuses tentatives, Muybridge parvint à faire une photo du moment précis où le cheval devient «aérien». Dans La Frénésie du visible, Linda Williams raconte : la science sexuelle est née en même temps que notre désir de capturer ce moment au vol, celui durant lequel l’humain qui chevauche éprouve le sentiment heureux d’un flottement. «En 1877, Muybridge produisit une série suffisamment nettes pour êtres publiées en couverture du Scientific American, dit-elle. Afin de poursuivre sa tâche de persuasion et d’éducation, Muybridge commença la même année à donner des conférences publiques accompagnées de diapositives de ses études du mouvement.»
Un procédé magique pour reproduire le désir
Muybridge mit au point une machine appelée zoopraxiscope permettant de faire succéder les clichés de telle manière que le mouvement pouvait être accéléré ou ralenti. Il projetait les séquences en boucle pour la plus grande satisfaction d’un public enchanté, pris au piège de ces images de cheval, puis d’humains nus ou semi-nus effectuant des courses, des sauts ou des pirouettes. Il y avait cette question savante de savoir, lors d’un saut, à quel moment la poitrine de la femme atteint son point culminant. Grâce à Muybridge, tout devenait enfin objectif, patent, démontré… Le corps, lui-même, était «devenu mécanique», dit Linda. Grâce au zoopraxiscope, l’apparence de vie pouvait être reproduite sous la forme d’un enchaînement de postures décomposées. L’illusion que la vie n’était que cela –un mécanisme reproductible à l’infini– ne pouvait en toute logique aboutir qu’à l’avènement du porno. Le porno est une succession de postures prises en boucle dans une sorte d’intemporalité. Ce montage de séquences volontairement répétitives permet au spectateur de prendre l’action en route, sans que cela gène sa compréhension du film. Le porno n’est pas linéaire : ni début, ni fin. Il est construit comme un empilement de strates (1) qui chacune figent l’humain dans une posture légèrement différente, quoiqu’à peine. De même le cheval galope-t-il, couvert d’écume. Il pourrait galoper pour toujours vers le ciel.
Adoka «déconstruit notre fascination obstinée pour le visible immédiat»
Pour Adoka Niitsu, il y a dans le porno une forme d’éternité. Bien que son travail ne soit jamais qu’un tapis d’étoiles et de particules, bien éloigné en apparence des étreintes sexuelles, il traite de la rencontre entre les fossiles (qui se sont déposés par couches sur la gelatine de la Terre) et les premières images issues des sciences modernes (qui figent des corps en instantanés). Ces empreintes «affirment et infirment en même temps l’évidence du passage du temps et son immobilité», explique Jean-Louis Poitevin, critique d’art et docteur en philosophie. Dans un magnifique article consacré à l’art d’Adoka (L’empreinte, abolir le temps) il évoque, à demi-mots, la raison pour laquelle nous sommes toujours fascinés par ces films qui donnent à voir le désir comme une mécanique, éternelle. «C’est la fonction majeure des installations d’Adoka Niitsu que d’ouvrir en nous la boîte noire des strates perceptives, mentales et psychiques qui nous animent, dit-il. Accumulation de couches de silice et autres éléments, ces plaques sont des images abstraites recomposées à partir du geste même qui fut celui de la nature – écraser les unes sur les autres des couches microscopiques de matière – et celui de l’homme – détacher ces couches pour les offrir à l’avidité des yeux et à l’éclat du soleil.»
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A VOIR : Exposition «Héritage » d’Adoka Niitsu, du jeudi 1er juin au 20 juin 2017. Vernissage le jeudi 1er juin 2017 de 18 à 21 heures.
Galerie Hors-Champs : 13, rue de Thorigny 75003 Paris (09 53 48 14 04). Ouvert du mardi au samedi (11h-19h) et le dimanche (14h-19h). Fermeture le lundi.
A LIRE : «Cultures pornographiques. Anthologie des porn studies», dirigé par Florian Vörös, aux éditions Amsterdam.
NOTE 1 : Susanna Paasonen appelle cela les «archives somatiques» : ce sont les strates de souvenirs que les images pornographiques nous permettent de consulter, alors que face aux vidéos de cul nous mettons la main entre les cuisses… à la recherche d’émotions (parfois négatives) à ressusciter ou à exorciser. POUR EN SAVOIR PLUS : «Les archives somatiques et le cul»
SUR LINDA WILLIAMS : «Voir du sexe : traumatisant ?», «L’amour dure une minute ?», «A quoi reconnait-on qu’une femme simule ?», «Un orgasme par minute, 20 minutes, sans s’arrêter», «La théorie du male gaze : critique», «Le marketing de l’obscénité».
SUR LE PORNO : «Le cinéma porno fait bande à part», «Existe-t-il encore des tabous dans le porno ?», «Quels tabous le porno transgresse-t-il ?», «A quoi sert le porno ?», «Un porno moins sexiste ?», «Le porno fémniste n’existe pas».