
Lors d'un bal donné en 1572, une jeune fille épuisée par la danse va changer de chemise. Le duc d'Anjou, venu chercher un peu de fraîcheur, lui succède dans la garde-robe, et s'essuie le visage «avec le premier linge qu'il trouva»…
Le 18 août 1572, le futur roi Henri III s’essuie le visage avec la chemise imbibée de sueur de Marie de Clèves et… tombe éperdument amoureux d’elle lorsque, retournant danser, il la voit dans la salle de bal. Il lui écrit des lettres avec son sang. Deux ans plus tard, Marie décède (à 21 ans). Il prend un deuil spectaculaire puis épouse une femme qui n’apporte aucun avantage à la couronne de France mais présente une curieuse ressemblance avec la défunte. Comment expliquer un tel amour ? Jean-Claude Bologne s’attaque au mystère dans Histoire du coup de foudre, récemment publié chez Albin Michel.
Ouvrage foisonnant, ce pavé (320 pages) réunit au moins mille histoires émouvantes ou prodigieuses de passions qui font boum et que l’historien énumère staccato, en mélangeant toutes les époques et toutes les civilisations, faisant du «coup de foudre» une notion aussi universelle que la prohibition de l’inceste.
L’expression «coup de foudre» date du XVIIIe siècle
«La plus ancienne attestation de l’expression dans son sens actuel date de 1741, dit-il. Cela ne signifie pas qu’on ne connaissait pas le coup de foudre auparavant. On parlait alors d’«amour subit, immédiat, du premier coup d’œil»… Le latin déjà connaissait l’amour soudain, inopiné (amor subitus, repentinus). Son irruption est passée parfois par d’autres images : l’étincelle qui embrase le cœur, les flèches de Cupidon, la piqûre, la blessure, la brûlure, la pétrification, le coup, la chute… Faute de nommer le phénomène, les romanciers en ont décrit les symptômes, en particulier l’étonnement, qui convoque déjà le tonnerre.» A quoi reconnait-on un coup de foudre ? On ne sait pas d’où il vient. Il surgit de nulle part. Il échappe à la raison. C’est un mystère. En tout cas, c’est toujours ainsi que les humains présentent leur histoire d’amour quand ils veulent l’embellir, se moque Jean-Claude Bologne.
Le plus ancien coup de foudre répertorié de l’histoire
L’historien date la plus ancienne mention d’un amour «au premier regard» vers 1245 avant notre ère : en l’an 34 du règne de Ramsès II, celui-ci (qui possède déjà une dizaine de femmes) épouse une princesse hittite. Le mariage est censé apporter la paix entre les deux royaumes. Une proclamation officielle est faite à cette occasion, dont on trouve encore de nos jours l’inscription dans le temple d’Abou Simbel. La princesse hittite a 19 ans. Ramsès (59 ans) succombe dès qu’il la voit : «Aussitôt elle se trouva être parfaite dans le cœur de sa majesté», énonce textuellement la proclamation. Jean-Claude Bologne n’est pas dupe de cette formule «ampoulée». Pour lui, le coup de foudre est un récit des origines, un récit qui permet aux couples de se construire sur la base d’une transgression. La passion subite – qui s’oppose au mariage de raison – est en effet très transgressive dans la plupart des sociétés. Mais cette transgression est souvent mise au service de l’ordre, ainsi qu’en témoigne le récit du «coup de foudre» de Ramsès II. Ce qui n’était au départ qu’une alliance stratégique (donc fragile) entre deux peuples a pris les dimensions d’une épiphanie, donnant à l’union du roi l’allure d’un décret divin : ce qui échappe aux lois de la raison relève forcément de lois supérieures.
Il s’agit d’un phénomène inexplicable.
Le coup de foudre fait plus «sérieux» que l’amour progressif, parce qu’il est mystérieux. Echappant à toute logique, il s’inscrit dans la logique de la fatalité : on n’a pas choisi d’aimer. Les étoiles peut-être, en ont décidé ainsi. Ou les génies ? L’étonnement qui entoure cette combustion spontanée la légitime, explique Jean-Claude Bologne. Raison pour laquelle, les explications qui sont constamment inventées pour résoudre l’énigme n’en épuisent jamais la part d’étrangeté insondable… Dans toutes les sociétés humaines (même si cela varie dans le temps), on prétend qu’il y a une anomalie dans le fait de «tomber» brutalement amoureux et on cherche à l’expliquer. En vain, bien sûr, puisque le coup de foudre relève par essence de l’inexplicable. L’histoire du coup de foudre ne saurait donc être que l’histoire des innombrables (et dérisoires) tentatives de l’élucider. En lisant l’ouvrage de Jean-Claude Bologne, on se demande si une Histoire de Dieu n’aurait pas été rédigée sur le même modèle, comme l’histoire des innombrables (et dérisoires) tentatives de prouver l’existence de Dieu.
Dieu et le coup de foudre : deux concepts similaires ?
Impossible de dire «le coup de foudre n’existe pas» : nous sommes tous bien trop désireux d’y croire. Sans coup de foudre, la vie serait triste. Comme par malice, nous nous efforçons cependant de percer son secret. Mais le secret résiste, et pour cause. Il est tout aussi vain de vouloir prouver l’existence de Dieu qui, par définition, relève de l’inintelligible. Dans un premier chapitre, ironiquement intitulé «Expliquer», Jean-Claude Bologne énumère donc les causes (aussi peu crédibles les unes que les autres) du coup de foudre. Il en distingue trois types. Les explications surnaturelles attribuent le coup de foudre tantôt à Eros, tantôt à Satan, tantôt à la sorcellerie, tantôt à la prédestination. Les explications psychologiques essayent a contrario de rationaliser le coup de foudre mais leurs arguments psychanalytiques, culturels ou sociologiquesne sont guère plus convaincants. Restent les explications scientifiques (pathologiques, électriques, chimiques, neurobiologiques…), de loin les plus pauvres de toutes, qui font du coup de foudre l’équivalent d’un désordre, d’une addiction, voire d’une pathologie.
Le mythe de Tristan est-il soluble dans la neurobiologie ?
«Bien sûr, plus on se rapproche de notre époque, plus les explications scientifiques ont tendance à […] se multiplier. Pour autant, elles sont attestées de tout temps. […] les explications médicales du coup de foudre sont aussi anciennes que le recours au petit Cupidon», explique l’historien, balayant d’un revers nos prétentions occidentales à la supériorité conférée par les sciences «dures». Il n’y a, en réalité, pas beaucoup de différence entre l’histoire de Tristan et Yseult qui raconte, au XIIe siècle, les effets inouïs d’un philtre d’amour et les toutes dernières «découvertes» des biologistes qui attribuent le coup de foudre aux effets conjugués d’une décharge de phényléthylamine (PEA) «créant une véritable dépendance de l’autre» avec une production d’adrénaline, de dopamine, d’ocytocine et de vasopressine transformées par un enzyme appelé MAO dont le taux varierait selon l’état de stress… Qu’il s’agisse de philtre ou de cocktail hormonal, la logique à l’œuvre derrière ces arguments semble à peine avoir changé : il s’agit encore et toujours d’expliquer une attraction soudaine, tout en préservant sa part d’inexplicable, à l’aide de «clés» qui n’ouvrent aucune porte. Ces décryptages contribuent finalement plus à épaissir le mystère qu’à le dissiper… comme si la manœuvre visait, justement, à créer l’ombre propice à l’émergence d’un rêve. Sans mystère, le concept même de coup de foudre perdrait toute sa puissance opératoire. La société humaine s’aveugle toujours volontairement afin de succomber au vertige d’une illusion collectivement construite, une illusion d’autant plus efficace qu’elle se cache sous le voile de l’inconcevable.
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CITATION : «On pourrait peut-être appliquer à la pensée mythique, sans trop de distorsion, le concept de refoulement : l’homme qui vit un mythe doit refouler le fait que c’est lui qui l’a créé» (Paul Riesman, dans un article intitulé «Mariage et vol du feu. Quelques catégories de la pensée symbolique des Haoussa», publié dans la revue L’Homme, 1966, tome 6 n°4. pp. 82-103).
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A LIRE : Histoire du coup de foudre, de Jean-Claude Bologne, Albin Michel.