
Dans L’Amour libre, Michel Brix accuse. Nous vivons sous le diktat du plaisir, dit-il, dans une culture dominée par une utopie mortifère génératrice d’angoisse : cette utopie assimile la jouissance au bien. Il est urgent de réhabiliter le mal.
Dans notre société soi-disant libérée, la perte de libido est considérée comme une maladie et la chasteté comme une tare. La «révolution» sexuelle de Mai 68 semble n’avoir abouti qu’à nous aliéner à des normes de jouissance calculées sur la moyenne des unions sexuelles : deux par semaine en France. Il s’agit d’assurer. Pour Michel Brix, professeur de littérature à l’Université de Namur, ce nouvel ordre moral («la loi du désir») commence avec un utopiste, Charles Fourier (1772-1837) dont la doctrine se résume ainsi : «les attractions sont proportionnelles aux destinées». Ce qu’il faut traduire : plus l’individu se soumettra au jeu des attractions sexuelles, plus sa destinée sera glorieuse. «En d’autres termes, explique le chercheur, nous ne souhaitons jamais trop ni jamais trop peu, tout ce que nous désirons nous est dû, nos passions nous mènent là où Dieu veut que nous allions. C’est sur de telles convictions que se fonde et prospère l’économie de marché, laquelle assimile celui qui éprouve une insatisfaction à une victime, projette celle-ci sur la place publique (puisqu’il y a là un “problème” à résoudre au plus vite) et pose que l’assouvissement de tous les désirs est un droit inaliénable.»
La loi du «toujours plus»
L’utopie de Fourier –que ses contemporains prenaient au mieux pour un comique–, repose sur l’idée qu’il faut «toujours plus» désirer. Fourier disait : «notre tort n’est pas, comme on l’a dit, de trop désirer, mais de trop peu désirer (1)». «Ce postulat est devenu aujourd’hui le discours dominant», enchaîne Michel Brix qui en souligne l’aspect inhumain : si on part de ce postulat «que notre vie doit être un tourbillon de plaisirs, nous ne pouvons […] que nous juger, au choix, malheureux, médiocre ou opprimé. Vouloir le bonheur parfait, comme on nous y incite, tout demander à la vie, c’est à coup sûr emprunter la voie royale qui mène à l’insatisfaction chronique et même au désespoir.» Il n’est en effet que de constater le nombre de personnes qui consultent parce qu’elles ont l’impression d’être nulles au lit et, inversément, le nombre de celles qui revendiquent agressivement le droit de «jouir» d’un bain moussant aux bougies (comme s’il fallait compenser une chasteté coupable en multipliant d’autres «plaisirs» jugés supérieurs)… Il y a un malaise dans la civilisation. Les asexuel(le)s qui affirment être victimes d’oppression en sont les symptômes les plus criants. Pourquoi ne se contentent-ils pas de vivre comme ils le désirent ? Non, il leur faut une «identité» (plus légitime de dire que «c’est de naissance») et que cette identité soit placée dans la nomenclature officielle des penchants sexuels, à côté d’homosexuel(le)s, hétérosexuel(le)s ou sado-masos. Ubuesque.
Insatisfaction et pleurnicheries sont les deux mamelles de la libération
Adhérant, bien malgré eux, à un système idéologique qu’ils prétendent combattre mais dont ils ne font que valider les présupposés, les asexuels ne sont pas les seules «victimes» auto-proclamées de l’utopie actuelle. Il y a aussi, les millions d’hommes et de femmes qui s’inquiètent parce que leur vie n’est pas la «fête permanente» à laquelle, sans cesse, la pub invite à participer. Ils se sentent «laissés pour compte». «La honte rend docile et grégaire. Ainsi, chacun pour soi rumine son amertume et souffre de ne pas correspondre au modèle idéal. On se trouve médiocre, malchanceux, voire vaguement taré ou anormal. On enrage de passer à côté de ce que la vie –nous dit-on– a d’essentiel. Et on compense comme on peut : les femmes achètent d’innombrables produits de beauté pour augmenter leurs chances de séduire. Quant aux hommes, ils se rassemblent tous sous la terne bannière de Bruno, l’un des personnages centraux des Particules élémentaires de Houellebecq». Pour ceux qui n’auraient pas lu le livre : Bruno a quitté sa femme parce qu’elle portait mal les lingeries «enjôleuses», a rencontré une échangiste dans le jaccuzi d’un «club de développement personnel» et a attéri avec elle sur les divans d’un psychanalyste, incapable de comprendre l’origine de son mal-être. Sinistre.
L’abstinence : une forme d’échec ?
«L’idéal n’est plus, comme dans l’ancien ordre social, de se contrôler mais de ne renoncer jamais à rien, d’assouvir toutes ses envies, ici et maintenant. “Vivre sans temps morts et jouir sans entraves”, “place nette aux plaisirs et aux passions” : ces deux slogans de Mai 68 font eux aussi directement référence à Fourier.» Merci Fourier, merci la révolution. Maintenant que nous sommes libérés, ne pas avoir d’amant ni de vibromasseur relève de l’aberration. Ne pas avoir vu un porno ni pratiqué telle ou telle position : inavouable. Ceux qui traversent une trop longue période d’abstinence ou pire, ne ressentent plus aucune envie, peuvent en avoir des dépressions. A ces «recalés de l’utopie», qu’il nomme aussi joliment les «bannis de liesse», Michel Brix adresse un chapitre consolateur. Le chapitre –qui s’intitule «Haine du quotidien, mort du sujet, mort de l’autre»– réhabilite en termes réjouissants la routine, les habitudes et les automatismes.
Pour en finir avec la «Haine du quotidien»
«En réalité, nous sommes condamnés à nous sentir médiocres, parce que le modèle fouriériste est fondamentalement étranger […] aux caractères de la vie quotidienne. Aucune existence humaine ne peut s’assimiler à un état d’euphorie perpétuelle, sans temps morts, sans moments creux ou moroses, qui serait fondé sur le seul plaisir et où une jouissance ne s’éteindrait que pour faire place à une autre (2)», dit-il. Il est donc temps d’accepter que la vie soit autre chose que du plaisir. Sans ennui, sans jalousie ni frustration, nos plaisirs seraient-ils d’ailleurs aussi vifs ? Parfois, c’est le manque de l’autre qui avive l’envie. Parfois, c’est la peur d’être quitté(e). Dénonçant l’utopie de l’amour libre comme une forme d’impossible, Michel Brix suggère «de ranger le libertinage amoureux, avec les drogues, parmi les paradis artificiels que dénonçait Baudelaire en 1860 et qui donnent à bon marché, pour ceux qui se satisfont de ces “artifices”, l’illusion de s’être affranchis des bornes de la condition humaine.»
Manifeste en faveur du mal
Faisant de sa recherche un véritable Manifeste en faveur du mal, Michel Brix va plus loin : à l’utopie, il entend substituer un autre modèle qu’il nomme contre-utopie. «L’utopiste […] croit possible de rayer le Mal de la surface de la terre […]. Or, en amour ou dans n’importe quel autre domaine, non seulement le Bien n’existe pas isolément, mais par surcroît le Bien et le Mal sont inextricablement mêlés et l’un ne va jamais sans l’autre.» Le fait d’accepter cette mouture –ce que le chercheur nomme «contre-utopie»– va avec le fait d’accepter l’idée du péché originel. Nous avons mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, dit-il, avant de citer un discours lumineux de John Milton, discours prononcé contre la censure et contre ceux qui veulent, «pour notre bien», purifier le monde du mal. «Le bien & le mal ne croissent point séparément dans le champ fécond de la vie ; ils germent l’un à côté de l’autre, & entrelassent leurs branches d’une manière inextricable» (3), commence John Milton…
Pourquoi il faut abolir la censure
… «La connoissance de l’un est donc nécessairement liée à celle de l’autre. […] Peut-être même dans l’état où nous sommes, ne pouvons-nous parvenir au bien que par la connoissance du mal ; car, comment choisira-t-on la sagesse ? comment l’innocence pourra-t-elle se préserver des atteintes du mal, si elle n’en a pas quelqu’idée ? & puisqu’il faut absolument observer la marche des vicieux pour se conduire sagement dans le monde ; puisqu’il faut aussi démêler l’erreur pour arriver à la vérité, est-il une méthode moins dangereuse de parvenir à ce but, que celle d’écouter & de lire toute sorte de traités & de raisonnemens ? avantage qu’on ne peut se procurer qu’en lisant indistinctement toutes sortes de livres. / Craindra-t-on qu’avec cette sorte de liberté indéfinie l’esprit ne soit bientôt infecté du venin de l’erreur ? / Il faudroit, par la même considération, anéantir toutes les connoissances humaines, ne plus disputer sur aucune doctrine, sur aucun point de religion, & supprimer même les livres sacrés».
Eloge du mal
A la splendide démonstration de John Milton, Michel Brix ajoute son propre raisonnement : «Une société d’où aurait été banni le Mal verrait le règne de l’inconscience absolue. L’échec, la faillite d’une ambition, l’impossibilité de réaliser un désir, nous permettent de prendre conscience de nos limites. De même, sans la maladie, notre propre corps s’apparenterait progressivement à une sorte d’abstraction, qui ne “parlerait” plus et nous deviendrait étrangère.» Prônant le retour à la modération, au contrôle, aux restrictions, Michel Brix s’inscrit bien dans cette dynamique nouvelle qui marque les débuts de l’anthropocène. Il ne s’agit pas d’un retour en arrière, mais d’un ajustement idéologique aux nouvelles conditions de vie (ou plutôt de survie) qui sont maintenant les nôtres. Intéressant de voir que cette reflexion est élaborée en référence au Marquis de Sade, un «contre-utopiste», affirme Michel Brix, car il a montré jusqu’où la quête de jouissances pouvait mener : jusqu’au génocide humain (4). Or c’est exactement là où nous en sommes, à force de plaisirs et de «pollutions»… Nous consommons, toujours plus, et la planète se détruit. Continuons à jouir, camarades, en route vers l’holocauste.
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A LIRE : L’Amour libre, brève histoire d’une utopie, Michel Brix, éditions Molinari, deuxième édition revue et augmentée (deux articles consacrés respectivement à Michel Onfray et Houellebecq ont été rajoutés), 2016 [2008]. Ce livre constitue la suite d’un ouvrage publié en 2001 «L’Héritage de Fourier», dans lequel Michel Brix faisait déjà l’historique des utopies basées sur le principe de l’amour libre.
A LIRE EGALEMENT : L’Amour libre : une utopie aliénante ? Plus : un dossier sur «Pourquoi le sexe stresse ?». Première partie : «Six applis pour suivre son activité sexuelle» ; deuxième : «Datasexuels, les obsédés de la performance» et dernière : La méditation clitoridienne rend-elle heureux ?
NOTES
(1) Source : Oeuvres complètes (en 12 tomes), de Charles Fourier, Paris-Genève, Anthropos, 1966-1968, tome III, p. 233 (Théorie de l’unité universelle).
(2) Fourier affirme que dans la société idéale qu’il appelle l’Harmonie, il y aura toujours plus de plaisir et donc de richesses (car le plaisir accroit les capacités de travail et contamine la nature qui devient plus fertile) : «Dans l’Harmonie, où les voluptés affluent par torrents […], on ne viendrait jamais à bout de suffire à moitié de tant de plaisirs si on n’avait pas l’art de les disposer en parcours».
(3) Source : H. G. Riquetti de Mirabeau, Sur la liberté de la presse, imité de l’Anglois de Milton, Londres, 1788, p. 25-26. Le texte original de Milton est intitulé : Areopagitica, a speech for the liberty of unlicens’d printing.
(4) Contrairement à ce que semble affimer Michel Brix, il n’est pas certain que Sade le verrait d’un mauvais oeil. Ses descriptions des «horreurs» sentent trop le foutre.