
La chatouille est-elle érotique ? Pour les adeptes de kusuguri (chatouille, en japonais), non seulement c’est une pratique sexuelle mais SM : la torture par le rire.
Le 17 juillet 2005, à la Sadistic Circus, les membres de la troupe Kusugurings (クスグリングス, «Le cercle des chatouilleuses») montrent qu’on peut pleurer de rire. Devant un public hilare qui, par contagion, se met à partager les mêmes gloussements, quatre filles entament un concours de chatouilles (kusuguri), proche de la déculottée. La performance se déroule dans le cadre d’une soirée qui rassemble une fois par an, à Tôkyô, un condensé de la scène sex-alternative japonaise avec, cette année, un important apport d’artistes internationaux. Artistes de la corde, «onsen geisha» (strippeuses de stations thermales), adeptes de fétichismes et de pratiques bizarres… Ils sont tous réunis autour de Tatsumi Naito, créateur d’une galerie d’art au nom trompeur et ironique – «Vanilla galery» – qui n’expose que des artistes aux antipodes du goût vanille. La soirée Sadistic Circus (qui date de 2002) se veut à l’image de cette galerie déviante.
Pour en revenir à Kusugurings, les performeuses sont déguisées. Deux ne portent qu’un cache-sexe appelé fundoshi, synonyme au Japon du combat viril. C’est en cache-sexe que les sumos s’affrontent. Le fundoshi est réservé aux hommes. Mais il arrive que des femmes en portent quand elles veulent montrer qu’elles sont prêtes à se battre. La tradition du sumo érotique – dont les origines remonteraient aux contre-rituels transgressifs – aurait jadis opposé des femmes qui luttaient demi-nues pour faire tomber la pluie… Les femmes n’ont pas le droit de poser le pied sur le ring des combats de sumo. A plus forte raison dans une tenue légère. Cette tradition sacrilège et lubrique ne tarde pas à attirer l’attention des autorités : à l’époque d’Edo, le gouvernement essaye de mettre un terme aux débordements paillards provoqués par ce que l’on appelle alors le «sumo insolite». Une condition est imposée : que les participantes – seulement vêtues d’un pagne étroit – ne soient pas d’âge, ni d’apparence, à éveiller chez les spectateurs d’autre sentiment que l’enthousiasme sportif. Cette condition n’était pas toujours respectée, comme le prouve une chronique du monde des spectacles, le Geikai-kiku-mama no ki, au chapitre «spectacles inconvenants», dont Hubert Maes fournit cette traduction éclairante dans un texte consacré aux attractions de l’époque Edo :
«Dans les années Meiwa (1764-1771), on représentait des sumos féminins. Il arrivait souvent que cette sorte de spectacle prît un caractère licencieux. Il y eut un cas particulièrement scandaleux : ce fut lorsqu’on mit aux prises des femmes et des aveugles. Les femmes étaient toutes fort jolies, mais l’une d’entre elles surtout, nommée O-Kura, était d’une perfection à attirer tous les regards. Un jour, une dizaine de débauchés, qui avaient conçu le grossier dessein de se faire montrer les charmes de ladite O-Kura, offrirent deux houblons d’or à l’impresario et 4 funs d’argent à chacun de ses acolytes, pour qu’ils accédassent à leur demande. Les acolytes, qui depuis longtemps soupiraient sans succès auprès de O-Kura, consentirent par dépit, et sous le titre : «Une fille et huit maris», ils mirent en scène O-Kura seule contre huit aveugles. Ils lui prirent les mains, ils lui prirent les pieds… L’horreur de la scène ne se peut décrire. Les autorités qui eurent aussitôt vent de l’affaire, décidèrent promptement l’interdiction du psectacle, et tous les organisateurs reçurent un châtiment sévère» (cité dans Histoire galante de Shikoden, éd. L’asiathèque).
On imagine bien que la belle O-Kura eut à subir bien autre chose qu’une séance de guilis lors de ce match méchamment truqué… D’autres textes témoignent que les femmes sumo – jusqu’au XIXe siècle – affrontent toutes sortes d’adversaires (d’autres femmes, des aveugles, des bêliers, parfois même des ours) dans le cadre de spectacles forains qui avaient souvent lieu lors des fêtes religieuses, dans l’enceinte des sanctuaires et des temples… Les arbitres de ces matchs étaient elles-mêmes des femmes et quand les combattantes s’empoignaient à bras-le-corps, ou par la ceinture du fundoshi, il arrivait que le spectacle vire au strip-tease. Les fesses agitées de contractions, les seins ballottants, des bouts d’anatomie débordant du tissu…
Sur la scène de la Sadistic Circus, le spectacle n’a guère changé, à quelques détails près : les prises traditionnelles de sumo ont été remplacées par des prises de chatouilles. Deux femmes sumo affrontent deux cosplayeuses, en uniforme de magical girl… Au bout de dix minutes, les premiers poils pubiens apparaissent. L’arbitre – qui porte autour du cou un gong de match de boxe – fait sonner les mi-temps… Il commente aussi au micro, dans un style qui mélange le discours du forain et la chronique radio, les péripéties de ce match pour rire… Réinventant la tradition des combats entre filles, la troupe Kusugurings mélange knismolagnie (goût sexuel pour la chatouille) et cat fight délirant. Elles pratiquent ce que l’on appelle «dans le métier» le Kusuguri-zeme (l’attaque à la chatouille) ou Kusuguri gomon (la torture par le guili) avec une énergie très «Femmes au bord de la crise de nerfs».
Sadistic Circus, 24 septembre 2016, au club Differ Ariake, à Tôkyô.
A LIRE : Hubert MAES : «Les voyages fictifs dans la littérature japonaise de l’époque d’Edo», dans Histoire galante de Shidôken, de Hiraga Gennai Paris, Collège de France, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes Japonaises, L’Asiathèque, 1979, p. 125-146.