
Il existe une idée toute faite à propos de la sexualité dans le couple. Celle-ci serait «tuée par la répétition et la routine du couple», entraînant forcément une rupture… Vrai ou faux ? «C’est plus compliqué que cela», répond le sociologue Michel Bozon.
Quand on se déprend de l’autre, le détachement affectif se mesure tout particulièrement au lit, ce qui explique pourquoi la sexualité est souvent vue dans les couples comme la «cause première» de leur désamour. Les hommes prétendent que leur partenaire n’a pas assez de libido et «se refuse». Les femmes se plaignent d’être délaissées ou de s’ennuyer mortellement pendant les étreintes. Quand on regarde le plafond en pensant à la liste des courses, c’est toujours un peu inquiétant. «Est-ce que je l’aime encore ?». Dans un ouvrage passionnant Pratique de l’amour, le sociologue Michel Bozon analyse les mécanismes qui rendent l’amour possible, ou pas. De façon très révélatrice, dit-il, la sexualité est souvent mise au banc des accusés. Mais dès qu’on gratte un peu, on s’aperçoit que les vrais coupables sont ailleurs. Où ça? Qu’est-ce qui provoque la rupture?
La routine sexuelle est-elle bonne ou mauvaise pour le couple?
Beaucoup de gens pensent que «l’installation en couple tue l’amour». La désillusion domine notre société. «Avec l’aide éventuelle de psychologues ou de conseillères conjugales, les acteurs sont conviés à faire le deuil de la passion des débuts». Tantôt, on leur promet qu’ils y gagneront au change. Tantôt, on leur prédit que la flamme initiale finira par s’éteindre et que l’élan amoureux des débuts se brisera «sur la digue de la vie quotidienne» (sic). Impossible de maintenir la passion. L’amour en couple est-il donc voué à l’échec ? Pour Michel Bozon, ce discours défaitiste ne correspond pas à la réalité. La réalité, dit-il, c’est que plus deux personnes se connaissent, plus leur niveau d’intimité augmente, plus elles parviennent facilement à jouir.
Les équipes conjugales sont souvent des équipes sexuellement efficaces
«Comparée à la vie en solo, la vie en couple apparaît comme une vie plus réglée, avec des horaires plus réguliers, des repas plus équilibrés, des pièces mieux rangées, une santé plus surveillée» et… une sexualité plus satisfaisante. Elle est moins enragée qu’au début, oui. Elle se stabilise autour de deux relations par semaine. Mais, ces deux relations conjugales procurent bien plus de plaisir que celui qu’on arrache nerveusement au début, dans l’angoisse de ne pas savoir si on fait bien la chose, si on caresse au bon endroit, si on peut se permettre de crier, etc. «Dans les couples établis, au moins pendant les premières années, on constate paradoxalement à la fois une diminution de la fréquence de l’activité sexuelle, et une réduction des problèmes sexuels. Les rapports sexuels sont de fait plus aboutis que dans les débuts. Un scénario stable s’est mis en place, qui est très généralement satisfaisant et en tout cas rassurant, même s’il peut être moins excitant érotiquement que dans les débuts. Il repose sur une bonne familiarité mutuelle des partenaires, qui connaissent leur corps et leurs réactions, ainsi que ceux de leurs partenaires».
Pourquoi la routine sexuelle est-elle tenue pour responsable du désamour ?
«Dans les processus qui mènent des conjoints à ne plus s’entendre, voire à se séparer, il n’est pas sûr que la sexualité soit l’élément central», insiste Michel Bozon, qui note cependant que «l’activité sexuelle traduit de façon subtile, avant même qu’ils ne s’en rendent compte explicitement, d’éventuelles défections des conjoints à l’égard du couple». La mésentente entre partenaires est rarement d’origine sexuelle, mais c’est au lit que cette mésentente se manifeste d’abord de la façon la plus palpable. Si l’un des deux fait souffrir l’autre – par sadisme, abus d’autorité, chantage affectif, menaces, reproches, refus de communiquer ou tout simplement par dissimulation (beaucoup de personnes ont peur d’être jugées négativement si elles se dévoilaient en couple) –, les répercussions se font d’abord sentir au niveau sexuel. Ce qui explique pourquoi les symptômes premiers apparaissent lorsque les corps se mettent à nu. D’où la confusion.
Ne pas confondre les causes et les symptômes
Les causes du désamour s’enracinent dans une inégalité des rapports, ou une violence, qui conduit un des conjoints à se sentir insatisfait de la relation. Elle le rend trop malheureux, alors il se sent irrité, révolté, incompris et prend de la distance par rapport à elle : «On se met à faire les comptes dans les échanges et à se demander ce que nous apporte l’autre, et ce que nous gagnons à cette relation avec lui/elle», explique Michel Bozon qui fait du désamour un «estrangement», mot de vieux français «qui désigne à la fois un état psychologique et un processus, que l’on traduit selon les contextes par désaffection, éloignement psychologique, indifférence, hostilité, fait de devenir étranger». La relation se dévitalise, parce qu’on n’y met plus du sien. «Comme une batterie se décharge (faute de recharge régulière), ou comme une machine devient hors d’usage, ou comme un tissu perd ses couleurs, faute d’entretien régulier», un des conjoints s’éloigne. Cet éloignement se traduit généralement par l’abstention et «l’évitement de contacts physiques […] devenus désagréables, éventuellement ressentis comme une atteinte personnelle».
Pourquoi il peut y avoir des ratés dans la vie sexuelle?
Les manifestations du détachement vis-à-vis du partenaire amoureux se manifestent de façon criante dans la sexualité. Lorsqu’on se dédouble pendant l’étreinte et qu’on observe son partenaire, il finit par en prendre conscience. Deux étrangers s’accolent. Parfois l’hostilité rend l’union insupportable. Pour l’éviter, on se met à rentrer plus tard du travail. A sortir plus souvent seul(e). On a plus de mal à jouir. Ce que les couples désignent, à tort, comme un effet de la routine conjugale n’est en réalité, bien souvent, que la manifestation d’un mal plus profond. La perte d’intérêt pour la sexualité joue le rôle d’un signal d’alarme. On ne trouve plus sa place dans le territoire pourtant connu du corps de l’autre. On se demande si, au fond, on l’a jamais connu. N’était-ce qu’une illusion ? Que m’a-t-il caché ? Que m’a-t-elle tu ? La sexualité, conclut Michel Bozon, est le lieu par excellence des accords/désaccords : «étant l’un des principaux langages de l’amour […], elle l’est donc aussi du désamour».
Conclusion
Non, le désamour n’est pas un «processus naturel, touchant tous les couples, et qui serait le résultat mécanique de la durée de la vie commune, des habitudes et de la routine, notamment en matière sexuelle». Toutes les relations amoureuses ne conduisent pas au désamour. «Les relations de longue durée ne sont pas forcément les plus menacées», au contraire. «Les habitudes ne font pas nécessairement le lit du désamour». Et si vous voulez en savoir plus sur la façon dont beaucoup de couples parviennent à maintenir l’amour, lisez l’ouvrage de Michel Bozon.
A LIRE : Pratique de l’amour, de Michel Bozon, Payot, 2016, 18 euros.
ILLUSTRATION : If you love me, film de Josh Lawson, distribué en DVD par Wild Cat.