
Au milieu du XIVe siècle, une épidémie de peste décime environ un tiers de l’Europe : une personne sur trois meurt. La mort fournit matière à sermons : on exhibe des cadavres pour faire la morale. Puis… le contraire.
Au XVe siècle, le cimetière est une place publique : on y vend à boire, à baiser et à manger. On va s’y distraire ou s’y édifier. C’est un «espace de sociabilité intense, de processions, de foires, de commerce, de prostitution même», explique l’historien Philippe Kaenel (Université de Lausanne), citant Le Journal d’un bourgeois de Paris au Moyen Âge quirapporte qu’en 1429 : «le frère Richard prêcha pendant toute une semaine, aux Innocents, chaque jour, de 5 heures du matin jusqu’à 10 ou 11 heures, devant un auditoire de 5 à 6 000 personnes. Il prêchait du haut d’une estrade […] le dos tourné au charnier». Les cimetières sont des lieux privilégiés pour toucher un auditoire large. C’est donc dans les cimetières qu’apparaissent les premières danses macabres.
Le bal des défunts
«On croyait que les morts dansaient la sarabande dans les cimetières la nuit tombée», raconte Philippe Kaenel, ce qui explique peut-être aussi pourquoi les premières fresques montrant des cadavres danser avec des vivants apparaissent d’abord dans ces lieux. Cela commence par le cimetière des Innocents à Paris, en 1424 (1). Suivent le cimetière Saint Paul de Londres en 1430, puis le cimetière du couvent des Dominicains à Bâle en 1440. Le succès des danses macabres est tel que, rapidement, les danses macabres envahissent d’autres espaces : des ponts, des abbayes, des couvents, des palais, des cloîtres, des églises, des chapelles, des collèges… Les imprimeurs exploitent aussi la manne. Ils vendent des gravures et des livres remplis de danse funèbres. Dès la fin du XVe siècle, afin d’augmenter l’attrait de ces images, les squelettes sont d’ailleurs remplacés par de répugnants «transis», des morts en putréfaction, vêtus de leurs lambeaux de chair, dont le ventre crevé laisse fuir des intestins.
«J’ai été ce que tu fus», dit le cadavre au séducteur
«A l’origine, les danses macabres servaient de memento mori, c’est-à-dire que le spectateur, ayant devant les yeux l’inéluctabilité de la mort, quels que soient son âge, son sexe ou son statut, devait faire le bilan de sa vie pour espérer être sauvé de la damnation, d’où les images de prédicateurs en chaire ou les représentations de la Chute qui ouvraient ou clôturaient le cycle, et les textes d’accompagnement, qui précisaient les choses», ainsi que l’explique Franck Muller, professeur d’art à l’Université de Strasbourg. Cette imagerie gore est faite «pour émouvoir les gens à dévotion» (2). Les textes qui l’accompagnent sont truffés d’injonctions à la pénitence : «Tu seras ce que je suis, raconte le cadavre au vivant. Ce que tu es, je l’étais». Autrement dit : repens-toi et renonce aux plaisirs vains. Cesse de désirer, cesse de bander car bientôt «Tu seras le festin des vers». La mort sert de prétexte aux sermons. Mais rapidement, dès le début du XVIe siècle, l’inspiration macabre se transforme : elle vire à la subversion sexuelle.
La jeune fille et la Mort
Vers 1516, le peintre Niklaus Manuel (Musée d’art de Bâle, Cabinet des estampes) «présente une jeune femme levant les bras, tandis que le squelette fourre sa tête et ses bras sous son ample jupe». L’humour grinçant de la gravure préfigure le changement à 90°. De morale, la mort devient immorale. En 1517, Hans Baldung Grien peint «un tableau dans lequel la Mort saisit une jeune fille par les cheveux […]. La jeune fille, complètement nue, n’offre aucune résistance» et les larmes qui coulent de ses yeux ne font que souligner l’attrait violemment érotique qu’exerce sont corps potelé, offert et palpitant de victime.«Cet artiste a peint plusieurs tableaux de ce genre. On peut supposer que la rencontre de la jeune fille avec la Mort servait de prétexte pour représenter la nudité féminine», suggère Patrick Pollefeys sur un site où il explique la nouveauté radicale du thème de la jeune fille et la mort : dans les danses macabres, on pouvait déjà voir de «ravissantes pucelles», mais cela n’avait rien d’excitant. C’était juste effrayant. Lorsque la Réforme protestante se répand partout en Europe, le thème de la jeune fille et la mort – inauguré par Baldung – obtient un succès énorme, car il récupère le genre macabre à des fins tout autres qu’édifiantes.
Le cadavre comme alibi pour un message d’hérésie
Pour les artistes de la Renaissance, le cadavre fournit un excellent prétexte pour mettre en scène d’affriolantes nudités. Il sert de couverture. Il donne au tableau l’allure d’une mise en garde : détournez-vous du mal. Mais personne ne peut être dupe de cette exhortation de façade à «ne pas pécher». Un peu comme les avertissements qui précèdent les films licencieux («Ce film comporte des scènes d’érotisme et de nudité s’adressant à un auditoire adulte et averti») ou ces objurgations à ne pas prendre exemple sur les héros de jeu vidéo («Ne faites pas cela chez vous»), les cadavres du XVIe siècle servent à justifier le contenu voyeuriste des scènes auxquels ils sont mêlés. Cette subversion du genre donne naissance à une floraison d’images licencieuses qui, en contradiction totale avec le message d’origine, invitent non plus à la pieuse abstinence, mais à en «profiter le plus possible, avant qu’il ne soit trop tard». Les enlacements torrides entre de belles femmes nues et d’immondes cadavres servent un message nouveau : carpe diem, «Cueille le jour». Quatre siècles plus tard, suivant une logique similaire, les premiers films érotiques dans les années 1950 se présentent, de façon toute fallacieuse, comme des films éducatifs à destination des jeunes.
Blood feast : sexe, fun et jouissances gore
Les ancêtres du porno sont de faux films pédagogiques visant à montrer aux spectateurs que les comportements à risque, le voyeurisme, la masturbation et la fréquentation des «mauvaises filles» sont dangereux pour leur santé. Ces films qui datent des années 50 finissent toujours mal : les personnages principaux, victimes de leurs mauvais penchants, finissent derrière les barreaux ou, pire, sur la chaise électrique. Mais la morale du film ne vient qu’après une heure trente de longs gros plans sur des seins et des fesses. Russ Meyer fait partie des pionniers du genre. Pour faire passer la pilule, certains réalisateurs rajoutent du sang à la nudité : il semble plus légitime, pour Herschell Gordon Lewis, par exemple, de filmer une playmate dénudée si elle vient de se faire réduire le crâne en bouillie par un maniaque. Gordon Lewis invente le gore sur la base de cette trouvaille.
Morale de l’histoire : méfiez-vous de la morale
Faire la morale est le moyen privilégié de bouleverser les normes, en les minant de l’intérieur. Cette opération de sabotage apparaît de façon éclatante dans deux expositions actuellement consacrées aux danses macabres – Rigor Mortis et Dernière Danse, à Strasbourg – qui dévoilent avec délices les avanies subies par ce genre et la façon dont, au fil des siècles, la mort a été détournée du droit chemin, puis mise au service de discours ironiques, incorrects et transgressifs. En apparence, c’est toujours le même cadavre, avec ses chairs corrompues et les os perçant à travers la peau, mais tantôt il nous invite à la mortification, tantôt à la plus folle des voluptés. Tantôt à la morne résignation. Tantôt à la sédition. Ce n’est pas la même chose.
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A LIRE : Dernière danse, l’imaginaire macabre dans les arts graphiques. Catalogue de l’exposition, éditions Musées de la Ville de Strasbourg/Volumen, 32 €
RIGOR MORTIS (15 avril - 16 octobre 2016). Ce thème inspiré à Tomi Ungerer par Hans Holbein, a donné naissance en 1983 à un livre entièrement consacré au sujet de la «raideur cadavérique». L’ensemble de la série est exposé en résonance avec des œuvres d’autres illustrateurs contemporains qui ont renouvelé le thème. Musée Tomi Ungerer : 2, avenue de la Marseillaise, Villa Greiner, 67000 Strasbourg. Té. : 03 69 06 37 27
DERNIERE DANSE, L’IMAGINAIRE MACABRE DANS LES ARTS GRAPHIQUES (21 mai - 29 août 2016). L’exposition propose une déclinaison des variantes iconographiques des Danses macabres, depuis ses formes primitives jusqu’aux crises et conflits ayant ponctué le XXe siècle. Galerie Heitz, Palais Rohan : 2, place du Château, 67076 Strasbourg. Tél. : 03 68 98 51 60.
NOTES
(1) La danse des morts du cimetière des innocents est détruite en 1529
(2) Citation de Guillebert de Metz (Description de Paris, 1436), cité dans le catalogue de l’exposition Dernière Danse.
ILLUSTRATION : Théophile-Alexandre Steinlen, «Cunnilingus macabre», vers 1917, Esquisse à la plume, d’après une photocopie, Paris, Archives Steinlen.