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Vous le faites dans le noir ?

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Vous le faites dans le noir ?

Beaucoup de gens préfèrent éteindre la lumière. D’autres, en revanche, veulent tout voir. Pourquoi ? La réponse avec Apulée, auteur d’un conte initiatique qui parle d’une jeune fille amoureuse d’un amant invisible.

Si vous n’avez jamais lu le récit de L’Âne d’or ou Les Métamorphoses d’Apulée, écrit au IIe siècle, commencez par le conte d’Amour et Psyché : les éditions Diane de Selliers viennent de l’éditer dans un ouvrage illustré par une série de quarante-quatre sublimes vitraux du 15e siècle conservés au musée Condé de Chantilly. Sur le premier vitrail, qui ouvre le récit, un âne regarde une vieille femme raconter l’histoire d’Amour. Il s’agit de Lucius, métamorphosé en animal de bât, pauvre bête rendue muette qui voit et entend tout des humains : leurs passions et leurs vices (1). Le conte qu’il écoute commence ainsi : «Il était, dans une certaine ville, un roi et une reine. Ce roi et cette reine avaient trois filles d’une beauté remarquable.» Mais la dernière, Psyché, était si belle que ceux qui la voyaient non seulement n’osaient pas tomber amoureux d’elle mais «lui prodiguaient dévotement les mêmes marques d’adoration qu’à la déesse Vénus en personne».

Malheur à Psyché

Vénus, dont les autels sont délaissés en faveur de la jeune mortelle, en conçoit une grande colère. «Elle appelle sur-le-champ son fils, l’enfant ailé, ce mauvais garnement qui, bravant par son inconduite la morale publique, armé de torches et de flèches, court çà et là la nuit dans les maisons des autres». Vénus conjure son fils de la venger en faisant que Psyche tombe amoureuse d’un être vil. Voilà Cupidon chargé de trouver le dernier et le plus abject des époux pour la vierge. Hasard étrange : le père de Psyché, au même moment, interroge l’oracle du dieu Apollon pour savoir si sa fille trouvera un mari. Le dieu répond et délivre l’oracle suivant : «Sur un roc escarpé, roi, expose ta fille, pour un hymen de mort pompeusement parée. Et n’attends pas un gendre issu d’un sang mortel, mais un monstre cruel, féroce et vipérin.» C’est un arrêt fatal. Le roi et la reine se désolent en vain.

Pour la vierge infortunée : «l’appareil de la funèbre noce»

«On achève donc, dans une profonde tristesse, les apprêts solennels de cet hymen de mort. Suivi de tout un peuple, le convoi se met en marche de ce cadavre vivant, et Psyché, en larmes, accompagne non sa noce, mais ses obsèques.» Abandonnée en haut des cimes, au sommet d’un roc, elle ne sait pas qu’un dieu la regarde : Cupidon, qui tombe amoureux. La voilà soudain soulevée par le vent puis transportée dans un palais de féérie. Une voix rassurante la console et la réconforte. Voici l’écrin luxueux où désormais elle doit vivre. C’est le lieu où, chaque nuit, un être invisible se glisse dans sa couche à la faveur de l’obscurité. Il jouit. Elle jouit. Il s’endort. Elle aussi. «Telle est la scène qui se déroule chaque soir, raconte Pascal Quignard qui signe l’introduction. Le désir attend la nuit noire avant de se glisser en elle.» Et quand Psyché, à l’aube, se réveille, son «visiteur» a disparu. C’est le début d’une obsession.

Le visiteur du soir

«L’âme –qui s’appelait alors Psyché– était obsédée par cet être invisible, sans doute monstrueux, qui se tenait allongé contre elle comme peut l’être un serpent, comme peut l’être un dragon»… Cupidon-Eros ne souhaite pas que l’âme sache qui il est. «La Bête ne veut pas que la Belle la voie jamais. […] Un jour pourtant la psyché demande au corps invisible :

– Puis-je te voir ?

Alors la Bête, avec sa voix étrange et grave, lui répond :

– Oui, tu peux me voir, Psyché. Mais réfléchis avant de me voir. Car dès l’instant où tu m’auras vu, tu ne me verras plus.

Voilà le coeur du mythe.» Est-ce que voir, c’est tuer ? Pascal Quignard pose la question : «Pourquoi le désir est-il si agressivement intéressé à demeurer inaccessible à l’âme ? Et pourquoi l’âme souhaite-t-elle à ce point dévoiler le visage de ce qu’elle chérit le plus passionnément ? Pourquoi la Belle est-elle si impatiente de découvrir quelle est la Bête qui l’emplit de bonheur ? Pourquoi vouloir plus que le bonheur ?».

Cupidon se change en oiseau noir

Incapable de réfréner sa curiosité, encouragée par ses soeurs qui la poussent à affronter la bête, Psyché, une nuit, va chercher à tâtons un rasoir et une lampe… «Elle revient vers le lit où le monstre sommeille. Elle lève le bras gauche (sinister). Dès que la lueur de la lampe se porte sur le lit, la Belle distingue la plus douce des bêtes (dulcissimam bestiam) […]. Éros est un très jeune homme qui dort. Même, on distingue clairement, à l’état de son corps, que le jeune garçon est en train de rêver. Alors sa main droite frémit, Psyché lâche le rasoir. Sa main gauche elle aussi se met à trembler tandis qu’elle s’avance encore, tandis qu’elle cherche à contempler de plus près ce corps fascinant que la lampe à huile illumine. Elle se penche. En se penchant une goutte d’huile bouillante tombe sur l’épaule droite du dieu (super umerum dei dexterum). Elle le brûle juste à l’endroit où commence l’aile blanche : l’aile devient toute noire. Cupidon sous la brûlure se réveille en sursaut, il hurle, il bondit, il s’envole. L’oiseau sans mot dire (tacitus), sans un cri, sans un chant, d’abord se pose sur le rebord de la fenêtre».

Le corbeau dans la nuit

Pascal Quignard continue : «L’âme s’approche de la fenêtre. Alors l’oiseau franchit la fenêtre. C’est maintenant, non plus un dragon monstrueux, non plus un jeune homme ravissant, mais un grand corbeau noir qui se pose sur la branche du cyprès qui s’élève en face de la fenêtre du palais.» Dans ce palais où le Désir et l’Ame se sont aimés, deux êtres échangent un regard qu’ils savent être le dernier. «Cupido dit :

– “O simplicissima Psyche ! Ô l’Oublieuse ! O Immemor ! Il ne fallait pas me voir. Ferme les yeux si tu veux ressentir…”.

Puis il ne dit plus rien.

Soudain l’oiseau noir quitte brusquement la branche de l’arbre, s’enfonce dans la nuit

Comment comprendre ce conte d’Apulée ? Beaucoup d’interprétations sont possibles. La première serait qu’il faut voir avec l’oeil du coeur, paupières fermées, parce que le regard peut tromper, mais pas les sensations. La deuxième interprétation serait qu’on ne puisse aimer qu’une illusion. Que l’autre relève du rêve. Au fond, qui aime-t-on ?

Quelle est l’identité de celui ou celle qu’on aime ?

«N’est-il pas préférable de le laisser au secret de sa nuit ?», répond Pascal Quignard, qui cite, pour soutenir son propos, la version française qu’a écrite, en 1740, Madame de Villeneuve :

– “Que puis-je faire ?”, demande la Belle au Songe qui la visite après que la Bête a disparu.

– “Ne consulte pas tes yeux. Ne m’abandonne jamais !”,lui rétorque le Songe.»

Pour Pascal Quignard, semble-t-il, les amours sont par essence des mirages, suscités par le manque et la frustration. On ne s’éprend que d’êtres imaginaires. On peut les toucher, les sentir, les entendre mais mieux vaut les laisser disparaître à chaque aube, sans poser de questions. Qu’ils partent et qu’ils reviennent s’ils le veulent. Roland Jaccard, dans Sugar Babies, le formule joliment ainsi : «Aimer, c’est peut-être d’abord et surtout jouer jouer avec la perte de l’amour». Il faut probablement, pour aimer, avoir comme Montaigne (2) «la mort chevillée au corps» et rester sans enfants, ni espoir, aveugle à toute autre réalité que celle de cet espace entièrement noir qui donne sur la nuit, dans l’encadrement duquel des choses passent.

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A LIRE : Amour et Psyche, d’Apulée, avec une introduction de Pascal Quignard, éditions Diane de Selliers. Toutes les librairies indépendantes l’ont offert le 23 avril dernier (les éditions Diane de Selliers en ont imprimé plus de 25 000 exemplaires). «Il nous reste quelques exemplaires que nous offrons à nos clients lors de leur achat en boutique !».

Sugar Babies, de Roland Jaccard, éditions Zulma, 2002.

NOTES

(1) Lucius ne pourra redevenir humain qu’en mangeant une rose, symbole de l’amour divin. En attendant, il écoute les contes.Dans la «traduction» de ce conte que fait Mme de Villeneuve, au XVIIIe siècle, dans La Belle et la bête, c’est aussi sous le signe d’une rose que se place le récit : «une jeune femme prénommée Belle se sacrifie pour sauver son père, condamné à mort pour avoir cueilli une rose dans le domaine d’un terrible monstre».

(2) «Il est incertain où la mort nous attende, attendons la partout. La préméditation de la mort, est premeditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a désapris à servir» (Montaigne, Les Essais, I, XIX, Gallimard, La Pléiade, 2007, p. 89).

Merci à Robert N.


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