
Dans le domaine des objets, comme dans celui des mots, les stratégies d’invasion anale se ressemblent : il s’agit de faire entrer dans la tête des hétéros que, non, la pénétration par l’arrière n’est pas dégradante. Entendez par là : n’est pas gay (sic).
En juin 2001, lorsque le journaliste américain Dan Savage lance un appelà la population pour rebaptiser la «sodomie hétérosexuelle», une femme lui écrit : «Quand vous avez suggéré qu’il était nécessaire de trouver un mot pour désigner un acte spécifiquement accompli par une femme sur un homme, cela m’a d’abord choqué. Après tout, «baiser», «embrasser», «fister» sont des termes neutres et je trouve cela très bien ainsi. Puis j’ai compris l’intérêt. Mon époux (comme beaucoup d’hétéro-straights) ne parvient pas à dissocier la sodomie de l’homosexualité. Si je dis que j’aimerais l’enculer, il pense que cela remet en cause son identité sexuelle. Alors je dois employer un autre mot, différent, qui désigne un acte réalisé par une femme dans le cadre d’une sexualité hétéro… Merci d’avoir lancé cet appel au vote pour qu’on puisse enfin sodomiser son mari sans qu’il panique».
L’angoisse du mâle
Depuis 2001, les mœurs n’ont guère évolué. Il est toujours aussi difficile de faire admettre aux gens que le plaisir anal n’a rien à voir avec une «tendance» à l’homosexualité. D’autant plus difficile qu’on n’y croit pas soi-même : les catégories sont-elles si étanches ? Tout homme ne possède-t-il pas une part d’ombre et d’ambiguïté ? Pourquoi faudrait-il défendre l’idée (illusoire) selon laquelle un hétéro l’est toujours à 100% ? Les catégories standards de la virilité – d’un côté les mâles, de l’autre les «lopettes» – ne sont bonnes qu’à rassurer les pleutres. Mais voilà. Pour que les hétéros cessent d’avoir peur, il faut leur tenir un discours rassurant. «Ce que je t’introduis dans le cul, mon chéri, n’a strictement rien à voir avec un pénis».
Des godes non-phalliques pour hommes
Dans la boutique Demonia, véritable supermarché du sexe, Miguel, le responsable, a l’habitude de rassurer : «Le plaisir anal chez l’homme n’est pas du tout lié à une attirance pour le sexe masculin ou à un fantasme homosexuel», dit-il. Traduction : tous les mâles ont une prostate. Il serait dommage de ne pas en profiter et de laisser aux gays ce plaisir, sous prétexte qu’un homme, «un vrai», ne jouit qu’en pénétrant. Pour un nombre croissant d’hommes, cela relève de l’évidence, mais… il y a des résistances ainsi que le relève Miguel : «De plus en plus d’hommes pratiquent le sexe anal, mais peuvent être dérangés par l’aspect réaliste du gode ceinture classique.» Si le jouet est trop réaliste, il réveille la hantise d’être «pris pour» un gay. Depuis quelques années, toutes sortes de produits se concurrencent sur le fructueux marché de l’angoisse hétérosexuelle. Les godes ceintures aux formes non-phalliques se disputent la place sur les têtes de gondole.
Petite nomenclature des godes ceintures
L’histoire des godes ceintures est celle d’une progressive démasculinisation de l’instrument. Au départ, il s’agit pour les lesbiennes d’un outil d’appropriation du pénis. Mais lorsque les couples hétéros envahissent le marché, la forme de l’outil évolue. Sa couleur noire ou chair fait place à de jolis verts ou violets (avec pour objectif de «dédramatiser» le gode). Aux sangles de cuir noir se substituent des culottes de caoutchouc, puis d’élégantes gaines en forme de corset. Parfois même, le harnais disparaît : Fun Factory, au milieu des années 2000, invente le gode share, une double gode dont la femme introduit une extrémité en elle afin qu’à l’autre bout les sensations se répercutent. Il s’agit d’un «partage», ainsi que l’expliquent les responsables de Fun factory qui lancent des share de toutes tailles, y compris minuscules pour apprivoiser les inquiets.
La peur que ce soit trop gros
«Je suis toujours étonné de vendre le share XS, note Miguel. Il est aussi fin qu’un petit doigt. L’intérêt en termes de plaisir est vraiment limité, ce qui montre à quel point l’aspect psychologique est important pour l’homme. Commencer par des sextoy fins. Quand je tombe sur un client qui a de l’humour, et qu’il me demande «c’est pas trop gros ça ?» en me montrant ce qu’on a de plus fin, je réponds de temps en temps «Oh vous savez, on fait tous des cacas plus gros que ça». C’est tellement pas glamour que j’évite de trop le dire. Mais ça désacralise le truc. Il y a aussi beaucoup de femmes qui fantasment là-dessus : «avoir un pénis». Cela fait peur : beaucoup d’hommes imaginent qu’elles vont se «venger» ou prendre le pouvoir de manière excessive. Du coup, ils s’en achètent un, en secret, pour apprendre à se découvrir. Un peu comme la masturbation à l’adolescence. C’est toujours agréable de découvrir une nouvelle façon de prendre du plaisir, ça renvoie à la découverte de son corps… une seconde adolescence.» Quand les hommes sont seuls avec leur anus, tout va bien. Puis vient le moment d’en parler… Beaucoup, alors, éprouvent une appréhension.
Quand les femmes font les dégoûtées
«La question pour certains hommes aujourd’hui c’est de réussir à trouver un juste milieu entre virilité, plaisir, nouvelles sensations… Le fait d’en parler est un excellent début. Mais pour que le plaisir anal ne soit pas qu’une affaire d’homme, il faut aussi éduquer les femmes. Quand les hommes apprennent la sexualité, ils apprennent à connaître le corps de leur partenaire : on leur a dit qu’il était important de donner du plaisir à l’autre.» Le problème avec les femmes, c’est qu’elles n’ont pas été éduquées dans ce sens. Lorsque l’homme leur demande «Pénètre moi, fais-moi jouir», beaucoup d’entre elles réagissent mal. Par le mépris, le dédain, le refus. Comme si l’homme tombait de son piédestal en quittant la posture «dominante». Aux yeux de ces femmes (qu’on pourrait qualifier de sexistes), la pratique du gode ceinture relève d’une forme insupportable de concurrence. Elles veulent être les seules dont on s’occupe.
L’anus représente, symboliquement, un rapport de symétrie parfait entre l’homme et la femme. Ce trou, le même pour tous, annule la différence sur laquelle repose l’inégalité entre les sexes. La violence avec laquelle certaines personnes rejettent la sexualité anale reflète peut-être leur peur d’affronter une société dans laquelle chaque individu serait aussi bien passif qu’actif. Une société dans laquelle la domination relèverait non plus d’un privilège de mâle (donné à la naissance) mais serait fonction du désir et des aptitudes individuelles ?
Ton clito, ma prostate : donnant, donnant
Miguel insiste : au-delà du plaisir, l’anus amène à notre société une vision réellement égalitaire du plaisir. «C’est maintenant aux femmes de se poser des questions», dit-il. Seront-elles capables de faire jouir leur partenaire ? Auront-elles «les couilles» de s’intéresser à la prostate ? Les hommes sont tous tenus, maintenant, de savoir où se trouve le clitoris. A elles de faire un effort. A leur tour de chercher les zones érogènes mâles. «Le bon moment, la bonne façon, le bon sextoy, résume Miguel. Ce n’est pas parce qu’un homme dit non un jour qu’il n’aura pas envie de dire oui plus tard. Il a même souvent envie de dire oui mais n’ose pas.» Miguel cite pour exemple un produit qui se vend bien à Demonia : un gode ceinture creux. Officiellement, les hommes l’achètent pour faire jouir leur épouse plus fort. Il peut en effet s’utiliser un épaississeur de pénis. Mais, secrètement, les hommes ne rêvent-ils pas d’un autre emploi de ce gode ceinture creux ? Il peut s’utiliser dans les deux sens.
DEMONIA : 22, avenue Jean Aicard, 75011, Paris. OUvert du lundi au samedi, de 11h30 à 19h30. Tel. : 01 43 14 82 70.
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