Les messages érotiques et les images d’inspiration pornographique envahissent Internet, la pub… Faut-il en déduire que nous sommes sexuellement libérés ? Demain soir, mardi 23 juin à 23h10, sur France 2, des jeunes femmes répondent.
«De nos jours, tout laisse à croire que nous vivons dans une société décomplexée. Le sexe s’affiche partout. Nous sommes inondés de messages érotiques. Cette surabondance d’images sexuelles me laisse perplexe.» Ancienne actrice de X, réalisatrice de films pornos et de vidéos d’éducation sexuelle, Ovidie dresse le bilan doux-amer de ses espérances. Dans un documentaire – qui sera diffusé mardi 23 juin, à 23h10, sur France 2– elle pose la question : sommes-nous plus émancipé(e)s ? «J’avais 18 ans [à la fin des années 1990] lorsque j’ai décidé de m’impliquer dans un mouvement appelé féminisme pro-sexe. Ce mouvement invitait les femmes à prendre en main leur propre plaisir. Les féministes pro-sexe – qui se distinguaient des autres féministes – considéraient qu’il était suicidaire de laisse le porno aux mains des hommes. Elles y voyaient un potentiel instrument de libération. C’était une possibilité de combattre la misogynie sur son propre terrain et avec les mêmes armes. Il ne fallait pas interdire le porno, il fallait au contraire en proposer une autre forme, différente, respectueuse, égalitaire. J’ai milité en prônant une mise en scène du désir par les femmes. Pour moi, nous ne pouvions pas espérer nous libérer sans abolir toute forme de censure». Ovidie est-elle fière du résultat ? Pas vraiment.
En apparence, tout est possible.
Presque vingt ans ont passé… Mais les normes sont restées les mêmes. En apparence, bien sûr, tout semble différent. En apparence, tout est possible. Rencontres libertines, plans cul avec des inconnus, clubs SM, soirées fetish, parties à trois ou plus… La sexualité, affranchie de la procréation, s’est transformée en grand terrain de jeu pour adultes. Hélas, de façon très contradictoire, le discours dominant qui nous encourage à profiter de cette liberté s’appuie sur une rhétorique bien-pensante et conformiste qui produit l’effet exactement inverse. Oui, nous avons peut-être acquis le droit de jouir, mais sous conditions : il faut que ça soit rentable, c’est-à-dire «bon pour la santé» ou «bon pour le couple». Interrogé par Ovidie, le sociologue Michel Bozon explique : «En termes de représentations sociales, on reste sur des images très inégalitaires. C’est-à-dire que «les garçons ont des besoins sexuels par nature, il faut que ça soit satisfait». Les femmes, elles, ne peuvent avoir accès à la sexualité que si elles sont amoureuses.» Le message dominant en Occident, c’est que les femmes ont moins de désirs que les hommes. Officiellement, «la sexualité ne les intéresse pas.» Ou plutôt, ainsi que le précise Michel Bozon, la sexualité ne les intéresse que comme moyen d’obtenir des choses en échange : «de l’amour ou du couple».
L’orgasme au service d’un système répressif
«Quand on lit la presse pour les ados et pour les femmes, c’est le message récurrent : il faut apprendre à être un peu la pute «dans votre couple». Donc attention, on rappelle bien aux filles, toujours, qu’il faut «être en couple». Donc le premier travail qui leur est demandé, c’est de trouver «le bon». Ensuite «il faut le garder» et là tous les moyens sont bons.» C’est pourquoi les filles sont encouragées à prendre «un peu» pour modèles les prostituées ou les pornstars… mais attention il s’agit de faire semblant, bien sûr. Lingeries sexy, boules de geisha, crèmes dépilatoires pour le pubis, huiles de massage… «On peut utiliser ça pour pimenter le couple, pour intéresser le partenaire, mais en gros, on fait ça pour avoir autre chose en échange. C’est pas parce qu’on en a envie.» Les injonctions auxquelles sont soumises les jeunes filles ne sont finalement guère différentes de celles que subissaient leurs arrières grands-mères, incitées à soigner leur corps non pas pour elles-mêmes mais «pour plaire». Incitées à s’instruire non pas pour nourrir leur esprit, mais pour devenir de bonnes épouses. «Avant on encourageait les femmes à être de parfaites fées du logis. Aujourd’hui, on leur explique que la fellation est le ciment du couple. Finalement, c’est un peu la même idée», résume Ovidie, en une formule choc.
Ainsi qu’elle le montre dans son documentaire, l’orgasme a été mis au service d’un système répressif qui, sous couvert d’hédonisme, continue d’encadrer strictement la sexualité. Nous nous croyons libres. «Nous ne sommes pas plus libres, ni plus aliénés qu’avant», répond Ovidie. L’injonction à jouir cache une forme rampante de censure. Jouir, oui, mais uniquement pour améliorer son «atout bien-être» et son «capital séduction». Le plaisir n’est pas une fin en soi. Le plaisir, d’ailleurs, est très rarement mentionné dans les articles ou les émissions qui parlent de sexualité : il est plus souvent fait allusion aux «bénéfices» d’une «technique érotique». Si vous savez sucer, Mesdemoiselles, vous serez irrésistibles. Peu importe que vous y preniez du plaisir ou pas. «Tu es censée adorer la sexualité, être hyper à l’aise et bien dans ta culotte et en même temps il faut que tu gardes une part de maman parce que sinon tu n’es qu’une pute», résume Clarence, créatrice du blogue Poulet rotique qui, suivie par la caméra d’Ovidie, se rend chez une esthéticienne puis chez un chirurgien plastique pour les interroger sur les «nouveaux» canons de beauté. Clarence est effarée. Elle peut comprendre que des filles se fassent faire une nymphoplastie ou une épilation intégrale, bien sûr. Mais qu’elles le fassent uniquement pour l’apparence ?
La priorité n’est pas de jouir
«J’ai vu plein de forums sur lesquelles les nanas posent des questions à celles qui l’ont déjà fait pour savoir : est-ce que ça fait mal ? Et bien sûr, elles veulent voir avant et après, la cicatrisation… mais aucune ne parle de plaisir. J’ai même vu une nana qui expliquait que l’opération avait été mal faite, une vraie catastrophe : ça avait touché le clitoris, mais ça ne lui posait pas de problème parce que… elle disait : «Ça ne se voit pas». Effrayant ! Ah bien, si ça ne se voit pas, ce n’est pas grave, c’est juste ton clitoris, je veux dire, c’est juste le seul organe qui est là uniquement pour te donner du plaisir, mais ce n’est pas si important n’est-ce pas…» Egalement interrogée par Ovidie, Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale du Planning familial, déplore le fait que le plaisir reste quelque chose de très secondaire dans le discours sur la sexualité. La priorité, ce n’est pas de jouir, ni d’explorer son corps, ni de se décomplexer, c’est d’avoir l’air d’une personne sexuellement performante : «Socialement on met dans la tête des garçons et des filles qu’il faut rentrer dans des cases et que, faute de ça, ils-elles sont dans l’incapacité de la séduction.» «Etre désirable», dit-elle, compte plus qu’avoir du désir. «D’une façon remarquable, [dans les articles et les émissions sur le sexe], on montre des corps, on ne parle jamais du plaisir… mais il faut plaire à l’autre».
Plaire compte plus qu’avoir du plaisir. Etre désirable compte plus qu’avoir du désir. Ce qui explique pourquoi tant de femmes, maintenant, se font amputer le sexe : que leurs nymphes possèdent des nerfs ultrasensibles, elles s’en fichent. Mieux vaut avoir l’air d’une poupée à la vulve en plastique que d’une femme aimant le plaisir ou aimant son corps. Michel Bozon raconte : «Il est certain que les jeunes femmes sont toujours élevées à considérer qu’il y a un problème avec leur corps. Leur apparence est toujours problématique et cela renvoie au fait que le fait d’être femme est en soi problématique [dans notre société]. C’est-à-dire qu’elle doit être disponible pour les hommes, MAIS qu’elle ne doit pas avoir elle-même de désirs propres (ne pas être une salope). Elle doit faire en sorte qu’un homme accepte de former un couple avec elle, MAIS sans trop lui donner de sexe [sinon, elle est une salope]. C’est la quadrature du cercle. Pour les femmes, tout le travail sur leur apparence sert à résoudre des injonctions totalement contradictoires.» Elles doivent être des expertes sexuelles, mais uniquement pour capter l’amour d’un homme avec qui fonder un foyer… Avoir un corps de pute, mais un sexe en tirelire qui, si possible, ne mouille pas.
Le sexe reste le coupable idéal
Le message dominant sur le sexe n’a donc rien d’excitant. Au contraire. Lorsqu’il faut «jouir utile», peut-on encore parler de plaisir ? Il n’est pas innocent, à cet égard, que l’expression «dictature du plaisir» ait tellement de succès, alors qu’elle relève du non-sens. Nous ne vivons pas dans une dictature du plaisir (ce serait trop beau), nous vivons dans une société qui ne peut concevoir le sexe qu’en termes de gains. Dans cette société, en dépit des apparences, la pute et la pornstar restent des figures repoussoirs. On peut les imiter, mais juste pour la forme, pour de faux. Quant au porno, il reste – malgré sa banalisation – le coupable idéal sur qui reporter la faute. On l’accuse d’ «objectifier» la femme, ce que la photographe et réalisatrice Ortie réfute en quelques phrases cinglantes : «Les gens qui crient au porno coupable de montrer la femme soumise, j’ai envie de leur dire : «allumez la TV, regardez les pubs». Si on s’en prend au porno pour ces histoires de femme-objet, comme on s’en prend aux jeux vidéo pour la violence, c’est juste parce qu’on a besoin de trouver un bouc émissaire et de prétendre : «Le X c’est ce qui a créé l’inégalité entre les sexes dans la société «… alors qu’au final c’est la société qui a créé l’inégalité. Mais remettre en question la société c’est compliqué. Taper sur ce sur quoi tout le monde tape déjà, c’est beaucoup plus simple».
Lorsqu’Ovidie tourne son documentaire, bizarrement, elle parle beaucoup des vidéos X comme du principal responsable du malaise actuel. A-t-elle tort ou raison ? On peut comprendre qu’elle s’en prenne au porno, qui n’a pas été – ainsi qu’elle l’espérait à 18 ans – un instrument de libération aussi efficace qu’elle pensait. Mais, ainsi qu’elle le reconnaît tout de même à la fin du documentaire : «Vouloir interdire Internet, les jeux vidéo, le porno, serait une fausse solution vouée à l’échec. Nous ne devons surtout pas prôner un retour en arrière car il existe malgré tout une évolution positive : des jeunes filles comme Clarence ou Ortie prouvent que leur génération est loin d’être dupe. Elles ne subissent pas, elles réfléchissent, elles remettent en question. Alors, même si le chemin est semé d’embûches, nous n’avons d’autre choix que continuer à avancer, car non, ce n’était définitivement pas mieux avant».
A LIRE : Enquête sur la sexualité en France, de Nathalie Bajos et Michel Bozon, éd. La Découverte.
INFORMATIONS : le documentaire Infrarouge «A quoi rêvent les jeunes filles?» réalisé par Ovidie, sera diffusé mardi 23 juin 2015, à 23h10, sur France 2. Une production YAMI 2 (Christophe Nick et Thomas Bornot)
Avec : Clarence, journaliste et blogueuse, www.pouletrotique.com / Ortie, artiste (photographe, réalisatrice, modèle) https://vimeo.com/ortie / Ariane, rédactrice au Tag Parfait, www.letagparfait.com / Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale du Planning Familial / Michel Bozon, sociologue / Mar_lard, gameuse
POUR EN SAVOIR PLUS.
Pourquoi tout le monde croit (même les filles) qu’une fille, ça a moins de besoins sexuels qu’un garçon : «Faire l’amour pour faire plaisir».
La langue française elle-même induit les hommes à penser que ce sont eux qui ont des désirs, pas la femme : «Les mots pour le dire».
Les journaux féminins eux-mêmes stigmatisent les femmes qui osent faire le premier pas ou parler de leurs envies sexuelles : «Peut-on aimer le sexe sans avoir à s’en cacher ?».
Résultat : les femmes qui fréquentent les sites de rencontre font facilement monter les enchères : «Pourquoi les femmes dominent le marché du sexe ?».