Quantcast
Channel: sexes.blogs.liberation.fr - Actualités pour la catégorie : Actualité
Viewing all 253 articles
Browse latest View live

Sommes-nous sexuellement libérés ?

$
0
0

Les messages érotiques et les images d’inspiration pornographique envahissent Internet, la pub… Faut-il en déduire que nous sommes sexuellement libérés ? Demain soir, mardi 23 juin à 23h10, sur France 2, des jeunes femmes répondent.

«De nos jours, tout laisse à croire que nous vivons dans une société décomplexée. Le sexe s’affiche partout. Nous sommes inondés de messages érotiques. Cette surabondance d’images sexuelles me laisse perplexe.» Ancienne actrice de X, réalisatrice de films pornos et de vidéos d’éducation sexuelle, Ovidie dresse le bilan doux-amer de ses espérances. Dans un documentaire – qui sera diffusé mardi 23 juin, à 23h10, sur France 2– elle pose la question : sommes-nous plus émancipé(e)s ? «J’avais 18 ans [à la fin des années 1990] lorsque j’ai décidé de m’impliquer dans un mouvement appelé féminisme pro-sexe. Ce mouvement invitait les femmes à prendre en main leur propre plaisir. Les féministes pro-sexe – qui se distinguaient des autres féministes – considéraient qu’il était suicidaire de laisse le porno aux mains des hommes. Elles y voyaient un potentiel instrument de libération. C’était une possibilité de combattre la misogynie sur son propre terrain et avec les mêmes armes. Il ne fallait pas interdire le porno, il fallait au contraire en proposer une autre forme, différente, respectueuse, égalitaire. J’ai milité en prônant une mise en scène du désir par les femmes. Pour moi, nous ne pouvions pas espérer nous libérer sans abolir toute forme de censure». Ovidie est-elle fière du résultat ? Pas vraiment.

En apparence, tout est possible.

Presque vingt ans ont passé… Mais les normes sont restées les mêmes. En apparence, bien sûr, tout semble différent. En apparence, tout est possible. Rencontres libertines, plans cul avec des inconnus, clubs SM, soirées fetish, parties à trois ou plus… La sexualité, affranchie de la procréation, s’est transformée en grand terrain de jeu pour adultes. Hélas, de façon très contradictoire, le discours dominant qui nous encourage à profiter de cette liberté s’appuie sur une rhétorique bien-pensante et conformiste qui produit l’effet exactement inverse. Oui, nous avons peut-être acquis le droit de jouir, mais sous conditions : il faut que ça soit rentable, c’est-à-dire «bon pour la santé» ou «bon pour le couple». Interrogé par Ovidie, le sociologue Michel Bozon explique : «En termes de représentations sociales, on reste sur des images très inégalitaires. C’est-à-dire que «les garçons ont des besoins sexuels par nature, il faut que ça soit satisfait». Les femmes, elles, ne peuvent avoir accès à la sexualité que si elles sont amoureuses.» Le message dominant en Occident, c’est que les femmes ont moins de désirs que les hommes. Officiellement, «la sexualité ne les intéresse pas.» Ou plutôt, ainsi que le précise Michel Bozon, la sexualité ne les intéresse que comme moyen d’obtenir des choses en échange : «de l’amour ou du couple».

L’orgasme au service d’un système répressif

«Quand on lit la presse pour les ados et pour les femmes, c’est le message récurrent : il faut apprendre à être un peu la pute «dans votre couple». Donc attention, on rappelle bien aux filles, toujours, qu’il faut «être en couple». Donc le premier travail qui leur est demandé, c’est de trouver «le bon». Ensuite «il faut le garder» et là tous les moyens sont bons.» C’est pourquoi les filles sont encouragées à prendre «un peu» pour modèles les prostituées ou les pornstars… mais attention il s’agit de faire semblant, bien sûr. Lingeries sexy, boules de geisha, crèmes dépilatoires pour le pubis, huiles de massage… «On peut utiliser ça pour pimenter le couple, pour intéresser le partenaire, mais en gros, on fait ça pour avoir autre chose en échange. C’est pas parce qu’on en a envie.» Les injonctions auxquelles sont soumises les jeunes filles ne sont finalement guère différentes de celles que subissaient leurs arrières grands-mères, incitées à soigner leur corps non pas pour elles-mêmes mais «pour plaire». Incitées à s’instruire non pas pour nourrir leur esprit, mais pour devenir de bonnes épouses. «Avant on encourageait les femmes à être de parfaites fées du logis. Aujourd’hui, on leur explique que la fellation est le ciment du couple. Finalement, c’est un peu la même idée», résume Ovidie, en une formule choc.

Ainsi qu’elle le montre dans son documentaire, l’orgasme a été mis au service d’un système répressif qui, sous couvert d’hédonisme, continue d’encadrer strictement la sexualité. Nous nous croyons libres. «Nous ne sommes pas plus libres, ni plus aliénés qu’avant», répond Ovidie. L’injonction à jouir cache une forme rampante de censure. Jouir, oui, mais uniquement pour améliorer son «atout bien-être» et son «capital séduction». Le plaisir n’est pas une fin en soi. Le plaisir, d’ailleurs, est très rarement mentionné dans les articles ou les émissions qui parlent de sexualité : il est plus souvent fait allusion aux «bénéfices» d’une «technique érotique». Si vous savez sucer, Mesdemoiselles, vous serez irrésistibles. Peu importe que vous y preniez du plaisir ou pas. «Tu es censée adorer la sexualité, être hyper à l’aise et bien dans ta culotte et en même temps il faut que tu gardes une part de maman parce que sinon tu n’es qu’une pute», résume Clarence, créatrice du blogue Poulet rotique qui, suivie par la caméra d’Ovidie, se rend chez une esthéticienne puis chez un chirurgien plastique pour les interroger sur les «nouveaux» canons de beauté. Clarence est effarée. Elle peut comprendre que des filles se fassent faire une nymphoplastie ou une épilation intégrale, bien sûr. Mais qu’elles le fassent uniquement pour l’apparence ?

La priorité n’est pas de jouir

«J’ai vu plein de forums sur lesquelles les nanas posent des questions à celles qui l’ont déjà fait pour savoir : est-ce que ça fait mal ? Et bien sûr, elles veulent voir avant et après, la cicatrisation… mais aucune ne parle de plaisir. J’ai même vu une nana qui expliquait que l’opération avait été mal faite, une vraie catastrophe : ça avait touché le clitoris, mais ça ne lui posait pas de problème parce que… elle disait : «Ça ne se voit pas». Effrayant ! Ah bien, si ça ne se voit pas, ce n’est pas grave, c’est juste ton clitoris, je veux dire, c’est juste le seul organe qui est là uniquement pour te donner du plaisir, mais ce n’est pas si important n’est-ce pas…» Egalement interrogée par Ovidie, Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale du Planning familial, déplore le fait que le plaisir reste quelque chose de très secondaire dans le discours sur la sexualité. La priorité, ce n’est pas de jouir, ni d’explorer son corps, ni de se décomplexer, c’est d’avoir l’air d’une personne sexuellement performante : «Socialement on met dans la tête des garçons et des filles qu’il faut rentrer dans des cases et que, faute de ça, ils-elles sont dans l’incapacité de la séduction.» «Etre désirable», dit-elle, compte plus qu’avoir du désir. «D’une façon remarquable, [dans les articles et les émissions sur le sexe], on montre des corps, on ne parle jamais du plaisir… mais il faut plaire à l’autre».

Plaire compte plus qu’avoir du plaisir. Etre désirable compte plus qu’avoir du désir. Ce qui explique pourquoi tant de femmes, maintenant, se font amputer le sexe : que leurs nymphes possèdent des nerfs ultrasensibles, elles s’en fichent. Mieux vaut avoir l’air d’une poupée à la vulve en plastique que d’une femme aimant le plaisir ou aimant son corps. Michel Bozon raconte : «Il est certain que les jeunes femmes sont toujours élevées à considérer qu’il y a un problème avec leur corps. Leur apparence est toujours problématique et cela renvoie au fait que le fait d’être femme est en soi problématique [dans notre société]. C’est-à-dire qu’elle doit être disponible pour les hommes, MAIS qu’elle ne doit pas avoir elle-même de désirs propres (ne pas être une salope). Elle doit faire en sorte qu’un homme accepte de former un couple avec elle, MAIS sans trop lui donner de sexe [sinon, elle est une salope]. C’est la quadrature du cercle. Pour les femmes, tout le travail sur leur apparence sert à résoudre des injonctions totalement contradictoires.» Elles doivent être des expertes sexuelles, mais uniquement pour capter l’amour d’un homme avec qui fonder un foyer… Avoir un corps de pute, mais un sexe en tirelire qui, si possible, ne mouille pas.

Le sexe reste le coupable idéal

Le message dominant sur le sexe n’a donc rien d’excitant. Au contraire. Lorsqu’il faut «jouir utile», peut-on encore parler de plaisir ? Il n’est pas innocent, à cet égard, que l’expression «dictature du plaisir» ait tellement de succès, alors qu’elle relève du non-sens. Nous ne vivons pas dans une dictature du plaisir (ce serait trop beau), nous vivons dans une société qui ne peut concevoir le sexe qu’en termes de gains. Dans cette société, en dépit des apparences, la pute et la pornstar restent des figures repoussoirs. On peut les imiter, mais juste pour la forme, pour de faux. Quant au porno, il reste – malgré sa banalisation – le coupable idéal sur qui reporter la faute. On l’accuse d’ «objectifier» la femme, ce que la photographe et réalisatrice Ortie réfute en quelques phrases cinglantes : «Les gens qui crient au porno coupable de montrer la femme soumise, j’ai envie de leur dire : «allumez la TV, regardez les pubs». Si on s’en prend au porno pour ces histoires de femme-objet, comme on s’en prend aux jeux vidéo pour la violence, c’est juste parce qu’on a besoin de trouver un bouc émissaire et de prétendre : «Le X c’est ce qui a créé l’inégalité entre les sexes dans la société «… alors qu’au final c’est la société qui a créé l’inégalité. Mais remettre en question la société c’est compliqué. Taper sur ce sur quoi tout le monde tape déjà, c’est beaucoup plus simple».

Lorsqu’Ovidie tourne son documentaire, bizarrement, elle parle beaucoup des vidéos X comme du principal responsable du malaise actuel. A-t-elle tort ou raison ? On peut comprendre qu’elle s’en prenne au porno, qui n’a pas été – ainsi qu’elle l’espérait à 18 ans – un instrument de libération aussi efficace qu’elle pensait. Mais, ainsi qu’elle le reconnaît tout de même à la fin du documentaire : «Vouloir interdire Internet, les jeux vidéo, le porno, serait une fausse solution vouée à l’échec. Nous ne devons surtout pas prôner un retour en arrière car il existe malgré tout une évolution positive : des jeunes filles comme Clarence ou Ortie prouvent que leur génération est loin d’être dupe. Elles ne subissent pas, elles réfléchissent, elles remettent en question. Alors, même si le chemin est semé d’embûches, nous n’avons d’autre choix que continuer à avancer, car non, ce n’était définitivement pas mieux avant».

A LIRE : Enquête sur la sexualité en France, de Nathalie Bajos et Michel Bozon, éd. La Découverte.

INFORMATIONS : le documentaire Infrarouge «A quoi rêvent les jeunes filles?» réalisé par Ovidie, sera diffusé mardi 23 juin 2015, à 23h10, sur France 2. Une production YAMI 2 
(Christophe Nick et Thomas Bornot)

Avec : Clarence, journaliste et blogueuse, www.pouletrotique.com / Ortie, artiste (photographe, réalisatrice, modèle) https://vimeo.com/ortie / Ariane, rédactrice au Tag Parfait, www.letagparfait.com / Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale du Planning Familial / Michel Bozon, sociologue / Mar_lard, gameuse

POUR EN SAVOIR PLUS.

Pourquoi tout le monde croit (même les filles) qu’une fille, ça a moins de besoins sexuels qu’un garçon : «Faire l’amour pour faire plaisir».

La langue française elle-même induit les hommes à penser que ce sont eux qui ont des désirs, pas la femme : «Les mots pour le dire».

Les journaux féminins eux-mêmes stigmatisent les femmes qui osent faire le premier pas ou parler de leurs envies sexuelles : «Peut-on aimer le sexe sans avoir à s’en cacher ?».

Résultat : les femmes qui fréquentent les sites de rencontre font facilement monter les enchères : «Pourquoi les femmes dominent le marché du sexe ?».


Existe-t-il encore des tabous dans le porno ?

$
0
0

Depuis les années 70 en France, la pornographie n’est plus illégale. N’importe qui peut tourner son porno-maison, mettre en scène ses fantasmes, même les plus bizarres, sans être accusé de crime. Cela signifie-t-il qu’il n’y a plus de tabous ?

En France, plus personne ne va en prison pour avoir photographié un corps nu, ni filmé un coït. Ce qui autorise les nostalgiques de la «proscription» à déplorer ce qu’ils désignent comme une «prescription» : «Maintenant, le plaisir est une norme». «Autrefois, il relevait de la transgression». «C’était la part maudite…». Surfant sur le sentiment général de malaise qui frappe notre société, certains affirment : «il n’y a plus de mystère». D’autres vont jusqu’à regretter le bon vieux temps durant lequel, «il était encore possible de profaner des interdits»… Comme si notre époque était celle d’une permissivité générale. Qu’en est-il en réalité ? L’idée de la transgression a-t-elle réellement disparue ? Oui et non. Dans un ouvrage collectif intitulé Cultures pornographiques, dirigé par le sociologue Florian Vörös, l’essayiste américaine Laura Kipnis signe un texte qui bouscule les idées reçues.

«La pornographie nous prend aux tripes. Toutes les réactions que l’on peut avoir, du dégoût à l’excitation en passant par l’indignation et le titillement, ne sont que des variantes du même corps-à-corps intense, viscéral, avec ce que la pornographie a à dire. […] Il ne s’agit pas que de friction et de corps dénudés : la pornographie a de l’éloquence. Elle a du sens, elle porte des idées. Elle porte même des idées rédemptrices. Mais alors d’où vient notre gêne ?». Pour Laura Kipnis, la gêne date peut-être du jour où la pornographie est devenue légale. Entre le moment de son apparition (au siècle des Lumières) et pendant tout le XIXe siècle, la pornographie opère «comme une forme de critique sociale dirigée à l’encontre des autorités politiques et religieuses.» Le pouvoir en place multiplie les condamnations. Sous couvert de moralité publique, il s’agit de «censurer l’agenda politique dont elle porteuse». Vient 1974. Brusquement, n’importe quel adolescent de 18 ans peut pousser la porte d’une salle de cinéma pour avoir sa dose d’organes génitaux en gros plan… Avec l’apparition du Web 2.0, dans les années 2000, une nouvelle étape est franchie : n’importe qui obtient l’accès aux vidéos porno qui sont mises en ligne via des sites de piratage ou autre.

Du jour au lendemain, ceux qui se régalaient d’images «interdites» se mettent à les dénigrer. Elles sont devenues des images à consommer, en libre-accès, offertes à tous, scandale. Et c’est pourquoi, criant à la «décadence», les amateurs de curiosités affirment que le porno n’est désormais plus porteur d’aucune transgression. Pour eux, le label X – synonyme de plaisir sans honte, ni culpabilité – rime avec sexe sans enjeux. Ils affirment que ces images ne lèvent aucune barrière morale et n’enfoncent plus que des portes ouvertes… ou des vagins déjà béants. C’est comme si – en démocratisant le porno – on lui avait fait perdre tout son pouvoir de déstabilisation. Ce que Laura Kipnis réfute : «Comme tous les autres genres de la culture populaire (la science-fiction, la comédie romantique, le policier, le noir), la pornographie obéit à certaines règles. Or sa règle première est la transgression. C’est un peu comme cet oncle qui réussit à mettre tout le monde mal à l’aise lors des repas de famille : son plus grand plaisir est d’aller chercher un à un les tabous, interdits et conventions de la société pour les transgresser».

S’il faut en croire Laura Kipnis, non seulement les tabous sexuels existent encore dans notre société, mais en très grand nombre. La pornographie elle-même n’est qu’une immense mise en image des interdits qu’elle bafoue et des règles qu’elle viole joyeusement. «La sueur qui coule des corps dénudés et de leurs improbables acrobaties sexuelles n’est pas la seule raison pour laquelle les images pornographiques nous collent à la peau. Nous sommes également captivé(e)s par la pornographie en tant que théâtre de la transgression», dit-elle, insistant sur le malaise que provoquent souvent les images de vidéos X. Si elles nous mettent mal à l’aise, n’est-ce pas justement parce qu’elles touchent au coeur même de nos «hontes cachées» et de nos «secrets sordides» ? «Les avant-gardes le savaient : la transgression n’a rien de facile, c’est un exercice intellectuel qui doit être calculé avec précision. Il faut connaître la culture de l’intérieur, réussir à discerner ses hontes cachées et ses secrets sordides, savoir comment l’humilier au mieux pour la faire tomber de son piédestal. (Aussi, pour commettre un sacrilège, faut-il d’abord avoir étudié la religion.)».

Reste à répondre à la question : quels tabous la pornographie met-elle à mal ?

La suite lundi.

A LIRE : Cultures pornographiques, dirigé par Florian Vörös, aux éditions Amsterdam. 320 pages. 23 euros. En librairie depuis le 22 mai 2015.

L’article de Laura Kipnis s’intitule : «Comment se saisir de la pornographie ?»

Quels tabous le porno transgresse-t-il ?

$
0
0

La pornographie dresse la carte précise des frontières morales de la culture au sein de laquelle elle émerge. Mais… quels interdits met-elle en scène ? Dans quelle mesure peut-on dire qu’elle est «transgressive» ?

Pour l’essayiste américaine Laura Kipnis, les pornos dessinent de façon très révélatrice les contours de nos interdits : «la pornographie commence là où s’arrêtent les convenances et la bienséance», dit-elle. Il suffit de cartographier le système des tabous mis en scène dans les films X pour obtenir «un schéma détaillé des angoisses et des contradictions d’une culture donnée». Dans un article intitulé «Se saisir de la pornographie» (publié dans l’ouvrage collectif Cultures pornographiques, aux éditions Amsterdam), Laura Kipnis essaye de montrer qu’en dépit de l’image généralement négative qui s’attache à la pornographie actuelle, celle-ci reste «le refuge que viennent naturellement habiter toutes les formes de rébellion ou d’expérimentation. A la manière des adolescents qui expriment leur rébellion à travers le sexe, tout ce qui n’a pas droit de cité peut passer par la représentation pornographique pour accéder à la sphère publique par la porte de derrière». Pour Laura Kipnis, donc, la pornographie est, par essence, une culture de la transgression. Reste à savoir quels tabous elle transgresse… Des tabous de première ou seconde zone ? Peut-on parler de transgression quand un puceau se fait frissonner en taguant «Sodomie» sur le mur des WC ? Existe-t-il dans le porno des transgressions plus «sérieuses», capables de faire vaciller notre mode de pensée ?

A ces questions, Laura Kipnis répond indirectement : «Les transgressions de la pornographie, comme celles des avant gardes, sont avant tout esthétiques. La pornographie nous confronte à des corps qui nous répugnent – les corps gras, par exemple, dans une culture obsédée par la minceur – et nous déstabilisent – le travestissement, par exemple, dans une culture obsédée par le maintien à tout prix de la binarité du genre. Elle oriente le regard vers ce qui est conventionnellement exclu de la vue. La pornographie déborde de chocs sensoriels et de surprises esthétiques. En voici une autre illustration : dans un contexte culturel qui renvoie systématiquement la sexualité à la jeunesse, où, ailleurs que dans la pornographie, peut-on trouver l’expression d’un désir sexuel envers les corps affaissés et vieillissants ? Il y a en effet un pan entier du porno – tant homo qu’hétéro – dédié à la gérontophilie, que l’on pense à un magazine comme 40+, avec ses mannequins ridées aux poitrines flasques, à Over 50, illustré de mamies nues au corps affaissé et aux cheveux blancs, aux papys aux cheveux blancs de Classics, avec leurs gros ventres et leurs fronts dégarnis, ou encore, quelques pages plus loin, aux deux PDG bien en chair qui se caressent vêtus d’un simple boxer et de lunettes à double foyer. Le malaise esthétique qui nous saisit à la lecture de ces magazines nous indique à quel point les conventions sociales sont enchevêtrées à nos corps et à nos sexualités. Cela permet de comprendre pourquoi la pornographie tend à importuner et contrarier les dominants. Les visions de chair antédiluvienne […] vont à l’encontre de tout ce que la culture grand public affirme au sujet du sexe et de l’esthétique sexuelle».

S’il faut en croire Laura Kipnis, la pornographie – qui nous confronte à une très grande diversité de corps – ne se contente pas, ce faisant, de satisfaire des «préférences individuelles» : elle remet en cause le schémas normatif qui fait des corps jeunes et sveltes les seuls corps désirables. La transgression, dit-elle, réside là : le porno n’est pas conforme aux canons de beauté en vigueur. Il n’est pas conforme non plus, dit-elle, à la répartition stricte des rôles homme-femme, dans la mesure où beaucoup de pornos font des normes de genre un fantasme jouissif. Peut-on encore parler de «domination masculine» alors que certains pornos mettent en scène des femmes dévoreuses de petits mâles humiliés, des trans en couches-culottes ou des gays sado-masos qui détournent avec jubilation le vocabulaire courant de la misogynie ? Dans ces films, ce sont des hommes qui se font traiter de «pute femelle» et de «trou à bite». Cela vous met-il mal à l’aise ? Il n’y a pas de quoi. Pas plus que de voir des femmes jouir ligotées, bâillonnées, maltraitées… Les fantasmes les plus excitants sont souvent les plus «caricaturaux». Leurs excès ne renvoient, en miroir, qu’aux excès de bienséance et de politiquement correct qui dominent notre société. «La pornographie nous confronte à nos hypocrisies. Et à notre inconscient», affirme Laura Kipnis en insistant sur le «sentiment d’inconfort» provoqué par le fait de parcourir les sites qui annoncent en teaser : «Grosse chienne black cartonnée par un blanc», «Mon grand-père sait comment me baiser» ou «Sodomie de naine avec caca»… C’est sûr que ça dérange. Mais c’est le but : frapper l’esprit, voire choquer. Gratuitement ? Pas vraiment. La pornographie fait son miel des instruments éducatifs que sont «la honte et la répression», explique Laura Kipnis qui voit dans les hyperboles du porno une sorte de retour du refoulé.

«Le parcours des marges est une expérience de la frontière qui mêle le plaisir et le danger, l’excitation et l’indignation. […] Sa transgression minutieusement calculée des codes stricts que nous avons incorporés dès le berceau fait de la pornographie une expérience excitante et éprouvante. Ce sont ces limites que nous mourrons d’envie de dépasser, de défier – certain(e)s d’entre nous plus que d’autres, apparemment. (Les tabous fonctionnent en effet de manière à stimuler simultanément le désir pour la chose taboue et pour sa prohibition.) Le danger et le frisson de la transgression sociale peuvent aussi bien être profondément gratifiants qu’extrêmement désagréables, mais, dans un cas comme dans l’autre, la pornographie ne laisse personne inaffecté. Pourquoi ? Parce que l’obsession de la pornographie pour la précarité et la perméabilité des frontières culturelles est indissociable de la finesse et de la fragilité de nos propres frontières psychiques. Nous sommes constitué(e)s du même système bancal de renoncements et de refoulements. Les allégories pornographiques de la transgression révèlent non seulement les frontières culturelles mais également les frontières subjectives, dans ce qu’elles ont de plus viscéral. Et l’odeur de soufre qui entoure la pornographie signale à quel point les préceptes culturels qui nous constituent s’accompagnent d’intenses sentiments de honte et de désir. Un des buts de la pornographie est précisément de susciter un embarras profond, de tourner en dérision le numéro d’équilibrisme psychique quotidien entre l’anarchie des désirs sexuels et la camisole de force des responsabilités sociales».

La pornographie fonctionne en miroir de la société. Elle renvoie l’image inversée de nos valeurs, telles qu’elles évoluent au fil de l’histoire. Tout ce à quoi nous aspirons comme à un bien, la pornographie le contredit. Si nous aspirons à être polis, raffinés et propres, elle est misogyne, vulgaire et sale. Si nous aspirons à devenir des êtres nobles, reléguant notre corps aux fonctions immondes que sont l’excrétion ou la jouissance, la pornographie nous fait sauter au visage ces «parties basses» avec un rire grinçant : trous dilatés, anus en chou-fleur… C’est ici que l’analyse de Laura Kipnis devient la plus lumineuse. Elle explique : «la pornographie est indissociable du franchissement de la ligne rouge qui sépare le public du privé.» Pour le dire plus clairement : la pornographie apparaît en même temps que la notion de vie privée. Elle est un produit de l’histoire récente, liée à «l’invention» de la pudeur et à l’émergence de la bourgeoisie. «Or, ce qui nous intéresse dans cette histoire moderne de la pudeur qui a commencé avec la Renaissance, c’est qu’elle entraîne la constitution des fonctions sexuelles et corporelles en lieux de dégoût et de honte». Pour Laura Kipnis, la raison d’être du porno se trouve là, dans cette exhibition, sans censure ni trucage, des objets que notre culture a voulu éliminer d’une monde voué à l’euphémisme et au non-dit. Le porno nous dégoûte ? Tant mieux. Plus il nous dégoûte, plus il joue son rôle, qui est celui du fou et du pétomane : nous rappeler que nous sommes des êtres de chair, que notre moi réside aussi dans les entrailles. Que nos désirs sont voués à la pourriture. Le porno n’a cure de nos protestations offensées. Le porno se veut bas, vicelard, idiot, populaire et définitivement anti-romantique. C’est là toute son utilité sociale, voire «sa force de rédemption», ainsi que l’affirme Laura Kipnis : il faut regarder du porno comme on écoute la voix de sa conscience.

A LIRE : : Cultures pornographiques, dirigé par Florian Vörös, aux éditions Amsterdam. 320 pages. 23 euros. En librairie depuis le 22 mai 2015.

ILLUSTRATION : Love doll japonaise produite par la firme 4Woods, distribuée en Europe par la société Doll Story.

Le charme discret du latex liquide

$
0
0

L’artiste Annliz Bonin travaille avec du latex liquide dont elle enduit sa peau… avant de l’arracher. «Les sensations sont très particulières». L’occasion rêvée se présente bientôt : à Paris, fin août, Annliz Bonin propose un atelier «Seconde peau» ouvert à tous ceux-celles que tentent l’expérience de cette mue troublante.

«Offrez-vous les sensations étonnantes d’un enveloppement unique, celui produit par le latex liquide. En prenant la forme de notre corps, en s’immisçant dans nos plis et replis, il nous enserre et finit par transformer nos perceptions…». Du 27 au 30 août, dans le cadre du festival EroSphère qui se déroulera à Micadanses (Paris), Annliz Bonin – 37 ans, plasticienne, photographe et performeuse– propose une initiation d’un genre inédit. Il s’agit pour les participants de se mettre nu et de se laisser enduire de latex liquide… Au fur et à mesure qu’elle sèche, la fine couche de latex devient translucide, invisible, puis adhère à la peau sur laquelle elle plaque et tend ce que l’on finit par ressentir comme une étrange, enivrante, métamorphose corporelle. «Du début de l’enveloppement jusqu’à la fin du talquage, il faut compter 30 à 45 minutes». L’enveloppement – d’abord onctueux, gluant – durcit, rétrécit, donne l’impression que la peau devient coquille puis cristal… Une fois sèches, les personnes recouvertes de latex liquide «sentent» toute la surface de leur épiderme. Le moindre mouvement multiplie les effets de cette hyper-acuité tactile.

«C’est un vrai cheminement. Le latex liquide met un certain temps à sécher, selon la température, l’humidité et la chaleur dégagé par le corps. Une fois sec et talqué, la sensation est incroyable : on est nu mais on se sent habillé, protégé par un film très fin et très solide à la fois, qui isole complètement du toucher, du vent, du froid. Le film de latex épouse complètement les mouvements, il a un effet tenseur, quand on bouge on sent tous ses muscles jouer sous sa peau». Annliz procède elle-même à la pose du latex, en commençant par le dos et le haut du corps. Plus elle descend, plus la personne s’immerge. Il s’agit pour elle d’initier les gens à un véritable repli. Au fur et à mesure qu’ils sèchent, l’effet corset du latex agit. Ils se sentent «pris» par la matière qui forme une coque de protection invisible.

«L’ambiance pendant la pose de la seconde peau est détendue et bon enfant. Une fois les participants secs et talqués, je leur demande de se rhabiller et de passer quelques minutes «normales» avec leur seconde peau : aller boire un café, fumer une cigarette. Ils n’oublient pas vraiment leur seconde peau, mais ils s’y habituent, ils se familiarisent avec elle. Puis, ensemble et en musique, je leur demande d’effectuer un power-strip : chaque vêtement qui tombe va leur amener de la force. Une fois nu, à leur rythme, ils se séparent de leur seconde peau. C’est une expérience unique, je leur demande de goûter les sensations, de profiter du moment».

Tirant sur la pellicule élastique, les participants déchirent la gangue dont ils émergent lentement. Certains parlent de placenta. D’autres renaissent en boa. «Enlever la seconde peau provoque beaucoup de sensations. Ce principe de mue, c’est aussi porter une attention très particulière à son corps, à son enveloppe. De toutes les personnes avec qui j’ai travaillé, en atelier ou lors de séances photos, personne n’est sorti indifférent de cette expérience».

QUESTIONS A ANNLIZ BONIN

Quelle est votre méthode pour l’enveloppement ?

Le latex est étalé à la main, en couche régulière, ni trop fine, ni trop épaisse. Il y a un coup à prendre : le latex sèche à la chaleur, il faut être rapide.

Vous enveloppez entièrement le corps de latex liquide ?

J’évite les mains et les pieds, pour des raisons esthétiques. Ces zones sèchent mal, en faisant des plis : le latex donne alors un effet «peau brûlée» qui ne m’intéresse pas. J’évite le cou pour les mêmes raisons et pour éviter le latex dans les cheveux qui est une vraie calamité ! J’évite aussi le visage parce que les vapeurs d’ammoniaques sont nocives pour les yeux. J’évite enfin le sexe, parce que les muqueuses sont fragiles.

Il y a de l’ammoniaque dans le latex ?

Oui, le latex liquide est un mélange d’hévéa et d’ammoniaque. D’où l’odeur qui peut incommoder certaines personnes… pour ma part je dois avouer que cette odeur est devenue une sorte de «madeleine», je l’aime.

Le latex liquide est-il sans danger ?

Les enveloppements au latex que je pratique peuvent provoquer un inconfort (surtout quand il fait chaud car la sudation est bloquée), mais ne sont pas dangereux car le corps n’est pas totalement couvert (visage, cou, mains, pieds et pubis restent à découvert) et ils durent peu de temps. Mon projet porte vraiment plus sur les sensations d’étirements et de plaisir/douleur qu’on ressent lorsqu’on retire la seconde peau. En workshop et en atelier, je veille à ce que les participants, une fois «secs», ne restent pas plus de 15 minutes enfermés dans leur seconde peau.

Que se passe-t-il si on garde le latex sec trop longtemps ?

D’après mon expérience, une fois la seconde peau parfaitement sèche, au bout d’une heure, une heure 15 d’attente, une sensation d’inconfort apparaît. On commence à ne plus tenir en place, à toucher sa seconde peau sans y penser. Le latex isole la peau, mais aussi la prive de sa «respiration» et de sa sudation. De ce que j’ai pu expérimenter sur des festivals où je me latexais longtemps avant d’entrer en scène, il y a un léger effet d’asphyxie qui se produit à la longue. Ce n’est pas le truc le plus sain de l’univers, mais ça décuple les sensations pendant la phase de mue… Le plus long temps d’attente que j’ai vécu a été de presque deux heures, je n’ai pas eu de malaise à proprement parler, mais j’ai été surprise en retirant la seconde peau par un phénomène tout à fait étrange : une sorte de sudation-express, comme si ma peau se remettait à fonctionner à grande vitesse et dégageait toutes les toxines enfermées jusque-là. Je ruisselais littéralement. La sensation de libération était très forte, animale, jouissive.

On peut tuer quelqu’un par asphyxie en l’enveloppant d’une matière imperméable ?

D’après mes recherches on ne peut pas mourir d’asphyxie par la peau tant qu’on respire normalement. La mort de la James Bond girl dans Goldfinger est donc un mythe ! En revanche, si on est totalement couvert d’une substance qui bouche les pores, au bout d’un moment le corps «surchauffe» et cela peut être dangereux.

Comment fait-on pour enlever le latex ? Ça fait quoi ?

Enlever la seconde peau provoque beaucoup de sensations. Mon expérience personnelle se situe entre la douleur et l’euphorie. La douleur est différente selon les endroits. Le latex s’étire, fait des filaments, on peut en jouer, plus on va doucement plus il s’étire.

Quelles précautions prenez-vous ?

Je teste toujours les dispositifs plastiques ou performatifs sur moi avant de convoquer des modèles dans mon atelier. J’ai fait beaucoup d’essai avant de performer avec du latex, j’ai affiné les choses au fur et à mesure. Je n’ai jamais eu peur pour moi-même, en revanche j’ai toujours fait beaucoup plus attention quand je latexais des modèles.

J’ai eu peur une fois : mon modèle a eu un étourdissement pendant que je procédais à l’enveloppement. Il faisait très chaud et les vapeurs d’ammoniaque lui faisaient tourner la tête. Il a suffi de sortir quelques minutes au grand air. J’ai refusé une fois un modèle qui avait des cicatrices d’une opération très récente, je ne voulais pas prendre la responsabilité d’un problème dermatologique.

Quel latex utilisez-vous ?

Un latex pré-vulcanisé pour moulage. Il existe des latex moins corrosifs spécialement étudiés pour les effets spéciaux, on les utilise notamment pour simuler des plaies. Mais il coûte 10 fois plus cher que le latex de base et ce n’était pas réaliste pour moi qui souhaitais l’utiliser sur des corps entiers.

Il faut quelle quantité de latex pour une personne ?

Pour un corps complet (excepté pied/visage/parties génitales) il faut environ 400 ml de latex, avec un peu d’épaississant et de pigment pour retrouver le ton de peau du modèle.

Combien coûte le latex ?

Environ 18 euros le litre.Le coût du latex est compris dans le billet du festival : les participants n’auront pas à payer de supplément.

Quelles sont vos recommandations avant une séance d’enveloppement au latex liquide ?

Le latex adhère complètement à la peau. Y compris aux poils ! Je recommande à mes modèles de s’épiler avant une mue.

Qu’est-ce qui vous a amené à proposer un atelier sur la «seconde peau» ?

Courant 2013, j’ai réalisé une série de photos intitulée «mue(s)». Plus les modèles se succédaient à l’atelier, plus j’étais fascinée par la diversité de leurs réactions. Le panel d’émotions qui les traversaient était tellement varié ! Sérénité, colère, jubilation, excitation, frénésie… J’ai vu des curieux, qui jouaient avec la matière pour voir jusqu’à quel point ils pouvaient l’étendre… Des aventuriers, qui s’auto-bondageaient dans les filaments de latex qu’ils étiraient de leur propre corps… Des pressés, qui enlevaient d’énormes plaques de latex avec beaucoup de satisfaction… Des gourmets, qui, les yeux fermés, décollaient le latex très lentement en goûtant chaque sensation… Et le débriefing, à la fin de chaque séance ! L’étonnement, l’impression d’avoir traversé quelque chose d’unique. Je n’étais donc pas la seule à mettre beaucoup de symbolique là-dedans !

Très vite, la photo n’a plus suffi : il me manquait le mouvement, l’émotion. J’ai monté en février 2014 une performance minimaliste avec deux autres performeurs. A la rentrée 2014, j’ai mis en place avec mon conjoint un atelier de performance amateur. L’occasion de retravailler avec du latex était toute trouvée. Lors d’ateliers, j’ai pu réaliser des mues collectives.

L’enveloppement vous intéresse pourquoi ?

Pour l’esthétique. Et pour le «renforcement positif». Je trouve que l’image de soi est assez malmenée dans notre société. Et je me suis rendue compte que cette histoire de seconde peau touchait à quelque chose de très puissant symboliquement.

Est-il important de commencer l’enveloppement par le dos ?

Le dos est une un surface plate (en tout cas la plus plane du corps) qui permet de «trouver le rythme» pour l’application du latex. La deuxième raison touche à la relation au modèle. Etre à sa hauteur permet de discuter, de maintenir un dialogue, de jauger ses réactions plus rapidement (s’il est surpris par l’odeur, indisposé, etc.). C’est un contact intime avec la peau de quelqu’un qu’on ne connaît pas. Le dos est une zone assez neutre, j’aime bien que le premier contact se fasse par là. Ça permet au modèle de gérer ses sensations (le mélange latex/épaississant est de la consistance de la crème fraîche, froid de prime à abord, il se réchauffe vite au contact de la peau) sans être en face-à-face avec moi, dans un premier temps. Après ce premier contact je passe plus facilement face au modèle, et je couvre les épaules et la poitrine. Ensuite le ventre, jusque sous le nombril. Je demande ensuite au modèle de lever les bras pour faire la jonction entre le dos et le devant, puis j’enveloppe les bras l’un après l’autre, jusqu’au poignet. A partir de ce moment-là, le modèle devra laisser les bras levés car le latex colle au latex : si le modèle remet les bras le long du corps, il va se coller à lui-même. Le latex devient translucide en séchant. Dès que je repère des zones sèches, je commence à les talquer. J’accélère souvent le séchage au niveau des bras avec une source de chaleur (sèche-cheveux ou radiateur soufflant) pour limiter la station les bras levés, qui est inconfortable au bout d’un moment. Dès que les zones sont talquées, le modèle retrouve sa mobilité.

POUR EN SAVOIR PLUS

EroSphère est le festival participatif des créativités érotiques. Cette initiative culturelle non-commerciale et artistique se consacre à la créativité érotique et au désir. Une équipe attentionnée de bénévoles déploie un cadre bienveillant, respectueux et joyeux. Il s’adresse à des personnes en démarche érotique, de toutes orientations. La dernière semaine du mois d’août, le festival EroSphère propose 18 ateliers créatifs, ludiques, initiatiques ou techniques accueillant chacun 30 à 40 participants autour de trois thématiques complémentaires, avec un final immersif le dimanche. Plus de renseignements ici.

Tarif : de 150 à 230€ le Pass pour les 4 jours du festival «IN» selon la date. Sur place, les billets seront en vente à 250€. Pass 1 ou 2 jours en cas de places restantes. Billetterie ici.

Aux Studios Micadanses : 15 Rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris.

Le site de Annliz Bonin : Anxiogène. Les soirées-performances avec son compagnon : Corps-matière.

Quel sens est le plus sensuel ?

$
0
0

Quel sens est le plus important en amour : le goût, l’odorat, l’ouïe, la vue ou le toucher ? Pour beaucoup d’hommes et de femmes, c’est le contact de peau à peau qui provoque l’impression de la perte la plus cruelle. Lorsque l’autre meurt, s’en va ou disparaît, son corps absent fait mal comme un membre fantôme.

Imaginez que, dans un futur proche, les humains perdent – l’un après l’autre – chacun de leurs sens de la perception. Dans le film Perfect Sense, cela commence par l’odorat. Le résumé du film tient en une phrase : «alors qu’un mal sans cause visible et sans remède vole au monde entier, peu à peu, ses cinq sens, un homme et une femme tombent amoureux». Le film évoque la menace potentielle d’une épidémie qui nous tuerait lentement… Après l’odorat, les humains perdraient le goût, l’ouïe, la vue… Que resterait-il ? Le sens le plus important, peut-être. Le seul qui compte. Nous n’avons pas besoin de nos yeux pour nous embrasser. Et lorsque l’autre nous a quitté, même des années après, nous continuons par réflexe de chercher sa trace dans le lit…

Se pourrait-il que le fait de toucher un corps, le caresser, s’y frotter, l’enlacer, soit ce qui nous rapproche le plus de celui ou de celle qu’on aime ? Oui, s’il faut en croire les histoires tristes. Les histoires d’amour les plus tristes sont en effet souvent celles qui évoquent le toucher. Dans Alceste, la tragédie d’Euripide (480-406 av. J.-C. environ), Admète affirme que si son épouse Alceste meurt, il fera faire une statue à son image : «Figuré par la main d’artistes habiles, ton corps sera étendu sur mon lit ; auprès de lui, je me coucherai, et, l’enlaçant de mes mains, appelant ton nom, c’est ma chère femme que je croirai tenir dans mes bras quoiqu’absente : froide volupté, sans doute, mais qui pourtant allégera le fardeau de mon coeur»…

Dans la mythologie grecque, Laodamie fait fabriquer une reproduction de son mari Protésilaos, mort devant Troie. C’est Caius Julius Hyginus (67 av.-17 ap. J.-C.) qui présente la version la plus détaillée de l’histoire : «Comme Laodamie, fille d ’Acaste, qui avait perdu son époux, avait épuisé les trois heures qu’elle avait demandées aux dieux, elle ne put supporter sa douleur et ses larmes. C’est pourquoi, elle fit faire de son époux Protésilaos une statue de bronze à sa ressemblance. Elle l’installa dans la chambre nuptiale, en feignant d’accomplir les rites sacrés et se mit à l’honorer. Un jeune esclave qui, un matin, lui avait apporté des fruits pour le sacrifice, regarda par une fente et la vit qui serrait dans ses bras la statue de Protésilaos et la baisait. Considérant qu’elle commettait l’adultère, il rapporta le fait à son père Acaste. Celui-ci vint sur les lieux, fit irruption dans la chambre, vit l’image de Protésilaos. Pour que celle-ci ne fût pas plus longtemps tourmentée, il ordonna que fussent brûlés ensemble, dans un bûcher qu’il avait fait préparer, la statue et les objets sacrés. Laodamie, ne supportant pas sa douleur, se jeta dans le feu et fut brûlée» (Fables, 104).

Dans un ouvrage consacré à L’Agalmatophilie, Laura Bossi – neurologue et historienne des sciences – souligne avec lyrisme que l’amour des statues cache souvent l’amour d’une morte imaginaire. «Dans l’agalmatophilie, il y a toujours une tonalité mélancolique, et même nécrophilique. Ce sont les bras apaisants de la mort que l’on cherche dans l’étreinte marmoréenne.» Ceux et celles qui se frottent sur les corps de marbres, dans les parcs et les cimetières, s’exténuent en vain dans la nostalgie, dit-elle. A travers les statues, ils ne caressent que le rêve du passé.

Laura Bossi évoque à ce sujet une nouvelle intitulée Arria Marcella (1852, Théophile Gautier) qui «montre l’association de l’agalmatophilie avec l’intérêt tout romantique pour ce qui existe seulement dans le rêve ou dans le souvenir, tout ce qui est lointain, mort, ou inconnu». L’histoire est la suivante : «En voyage à Pompéi avec des camarades, le héros, Octavien, tombe amoureux de l’empreinte d’une femme morte lors de l’éruption du Vésuve, recueillie dans la cave de la villa d’Arrius Diomèdes. La forme du corps de cette femme provoque chez Octavien des élans insensés vers un idéal rétrospectif ; il tente de sortir du temps et de la vie, et de transposer son âme au siècle de Titus. Son rêve cette fois se réalise, et il est transporté dans la Pompéi avant l’éruption. Il retrouve sa belle, et passe avec elle une nuit inoubliable». La femme de son coeur, morte depuis des siècles, s’est réveillée sous l’effet du désir qu’il a eu de son empreinte. Peut-être est-ce ce désir-là, d’être ressuscité comme elle, qui nous pousse à laisser des empreintes de pied ou de main dans le béton frais des trottoirs… Dans l’attente que quelqu’un pose la sienne dans ce creux ?

LIRE

De l’agalmatophilie ou l’amour des statues, de Laura Bossi, éditions L’Échoppe, 2012. A savoir : le catalogue des éditions de L’Echoppe (créées en 1984 par le directeur de la galerie Lelong) se trouve sur le site du distributeur Les Belles Lettres.

ILLUSTRATION : Image du film Perfect Sense, de David Mackenzie, sorti en 2011 (mars 2012 en France).

La peau : un organe à orgasme

$
0
0

Notre peau contient 600 000 récepteurs sensoriels du toucher qui fonctionnent comme des neurones. Pour Clément B, scientifique et masseur de métier, il existe une forme ignorée d’intelligence épidermique. Clément anime fin août – au festival Erosphère– un atelier d’initiation cutanée.

La peau est un organe. C’est même l’organe le plus grand et le plus visible de notre corps : sa surface déployée atteint 1,8 mètre carré et les récepteurs qui s’y superposent en font un véritable terrain de bataille sensoriel. Pourtant, personne ne s’y attarde. Sur le plan sexuel, en tout cas, la peau n’est pas considérée comme une zone capable de faire jouir. «Grave erreur», s’insurge Clément qui affirme qu’un simple massage peut provoquer l’équivalent d’un maelström, dépassant en puissance les effets d’un orgasme réflexe. «Je n’éjacule pas, explique-t-il. Mais il y a certainement jouissance c’est-à-dire qu’une sensation extrêmement forte emplit la totalité de mon corps, suivie d’un sentiment de plénitude et d’apaisement…».

Clément affirme qu’il est capable d’entrer en transe par simple massage. «Lorsqu’on me caresse, les frissons sont tout d’abord puissants mais assez localisés. Petit à petit ces zones réactives s’étalent, de doux frissons m’envahissent. Ils s’amplifient et muent en vagues de spasmes qui font onduler tout mon corps…». Clément est lui-même capable de reproduire d’étonnantes sensations, rien que du bout des doigts, parfois en soufflant sur la peau, ou en y promenant – avec précision – glaçons, rubans, plumes ou stylet. «A 6 ans, j’étais le prototype de l’enfant tactile», dit-il. Mais c’est plus tard, adolescent qu’il découvre ce qu’il appelle «la puissance de “La“ caresse» : lorsque des amies le frôlent, lui est secoué de spasmes qu’il essaye à son tour de transmettre, en se spécialisant. Il suit une formation à l’institut Figari, part en Thaïlande pour s’initier au nerve touch puis collabore à Erosphère – «festival participatif des créativités érotiques» – au sein duquel il anime, du 27 au 30 août 2015, un atelier «Caresses et Frissons».

Son but est d’aider les gens à prendre conscience de leur peau. Son atelier peut accueillir jusqu’à 40 personnes. Pendant deux heures, il s’agit avec lui d’aiguiser son sens de la perception cutanée et de comprendre qu’il y a certainement moyen de créer ou faire durer le plaisir en n’usant que ses mains… «De la simple et agréable sensation de caresse à la mystérieuse secousse incontrôlable, entre spasmes et frisson orgasmique», Clément espère transmettre un message simple : toucher une personne, c’est toucher son coeur.

«Les zones génitales ne représentant que 10 % de notre surface de contact avec l’extérieur, alors que la peau, elle…». Dans ses parties les plus richement innervées, la peau nous bombarde de micro-sensations : variations de températures, souffle d’air, effleurement, picotement… Rien n’échappe notamment aux doigts, dont la pulpe possède 2500 récepteurs par centimètre carré. «La peau, dit Clément, est un organe à ce point complexe qu’on lui prête même une intelligence.» Il cite un article de Sciences et Avenir qui l’a profondément marqué : «La peau est capable de penser avant le cerveau». Les neurones de la peau extraient et traitent directement des données. On pensait que seuls les neurones du cerveau en étaient capables… Il y a donc dans notre tissu cutané des milliards d’informations qui circulent, comme dans une matière grise. Notre vie consciente est d’abord tactile…

Pourtant, ce n’est pas dans les paumes des mains, ni dans le visage, ni dans la nuque, ni dans le creux du coude, du genoux ou des aisselles que la plupart des gens vont chercher leur bonheur. La peau ne les intéresse pas sur le plan sexuel. Les Occidentaux focalisent sur les parties qui permettent de distinguer le mâle de la femelle, comme s’il était plus important de jouir par là où l’on se reproduit.

«En Occident, procréation et sexualité sont si étroitement associés qu’il est normal pour un gynéco de demander : “De quand date votre dernière relation ?“, comme si la relation ne pouvait avoir lieu que par introduction d’un pénis dans un vagin… Cette vision des choses appauvrit notre champ d’exploration… réduit nos possibilités de jouissance… C’est tellement réducteur de penser que la sexualité se limite au jeu du piston ! J’aimerais donner envie d’aller explorer le reste.» Pour Clément «le sens du toucher est resté trop longtemps en jachère ; nous n’avons pas pris le temps collectivement d’explorer sa puissance et ses subtilités».

POUR EN SAVOIR PLUS

Du 27 au 30 août : EroSphère est le festival participatif des créativités érotiques. Cette initiative culturelle non-commerciale et artistique se consacre à la créativité érotique et au désir. Une équipe attentionnée de bénévoles déploie un cadre bienveillant, respectueux et joyeux. Il s’adresse à des personnes en démarche érotique, de toutes orientations. La dernière semaine du mois d’août, le festival EroSphère propose 18 ateliers créatifs, ludiques, initiatiques ou techniques accueillant chacun 30 à 40 participants autour de trois thématiques complémentaires, avec un final immersif le dimanche. Plus de renseignements ici.

Tarif : de 150 à 230€ le Pass pour les 4 jours du festival «IN» selon la date. Sur place, les billets seront en vente à 250€. Pass 1 ou 2 jours en cas de places restantes. Billetterie ici.

Aux Studios Micadanses : 15 Rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris.

ILLUSTRATION : Photo du site de l'Institut Figari.

Un porno moins sexiste ?

$
0
0

Dans le porno, le sexe c’est simple comme un coup de fil… Dans la vraie vie, les femmes ne sont pas si disponibles, ni si rapidement désireuses de s’offrir «par tous les trous». La réalisatrice Erika Lust propose un porno différent : «moins sexiste», dit-elle.

Dans le porno, le sexe relève du miracle instantané… Les hommes bandent sur un claquement de doigts et les femmes sont si chaudes qu’il n’y a même pas besoin de leur demander comment elles s’appellent. En 2014, Erika Lust prononce à Vienne un discours intitulé «Il est temps que le porno change» : «Imaginez une scène porno, dit-elle. Que voyez-vous ? Une femme. Blonde, robe ajustée, lèvres rouges, des seins comme des melons. Une bite de la taille de celle d’un étalon entre ses lèvres serrées. Elle fait une fellation. Pourquoi ? Parce qu’un mec bien est venu la secourir quand sa voiture est tombée en panne.» Dans la salle, tout le monde éclate de rire. Erika Lust ne peut s’empêcher de rire aussi, puis continue : «Après la “fellation de remerciement“, l’homme jouit sur son visage et la femme… sourit aux anges. Comme si elle était comblée». Erika Lust conclut : «C’est ça le porno. Il est temps que le porno change».

A priori, on ne peut qu’approuver cette critique d’un modèle courant de porno. Dans beaucoup de films X, le rôle de l’actrice se limite souvent à mimer la fille en rut, trempée de désir pour un homme qu’elle vient à peine de rencontrer et suffocant de joie alors qu’il s’enfonce jusqu’au fond de sa gorge, aie, ou qu’il lui pilonne brutalement le col de l’utérus, ouille. Tout cela sans préservatif. Ciel. Lorsqu’on regarde ce genre d’images, on se dit qu’Erika Lust a peut-être raison de défendre, – comme Annie Sprinkle pionnière du féminisme pro-sexe –, l’idée selon laquelle : «La réponse au mauvais porno n’est pas l’abolition du porno… c’est faire du meilleur porno»…

Diplômée en Sciences Po et Etudes de genre en Suède, Erika Lust se définit comme une «réalisatrice féministe de films pour adultes». Elle est d’origine suédoise : «Rappelez-vous d’où je viens, insiste-t-elle. Probablement le meilleur pays pour grandir avec une conscience féministe. Le premier pays du monde à avoir instauré l’éducation sexuelle à l’école.» Elle travaille à Barcelone où elle a fondé sa maison de production (1) et depuis environ un an, sur Internet, Erika s’efforce de faire participer les spectateurs-ices à son effort de rénovation du porno. Elle a lancé le projet XConfessions. «Chaque mois les utilisateurs-ices du site XConfessions.com envoient de façon anonyme leurs fantasmes. Erika choisit les deux histoires les plus excitantes et les transforme en court-métrages érotiques».

«XConfessions, fait par vous et par Erika Lust» semble faire un tabac. Vanessa, l’attachée de presse de Lust Film affirme qu’il y a eu au cours de l’année 2015 une augmentation de 86% du nombre d’abonné(e)s par rapport à 2014. «C’est la première fois qu’un projet pareil obtient tant de succès dans l’industrie du divertissement pour adultes !». Les gens qui envoient des fantasmes sont de toutes nationalités. Leurs confessions – rédigées en français, anglais, espagnol, allemand, italien, etc – couvrent une large gamme de pratiques : «J’ai couché avec mon beau-frère», «Triolisme à l’hôtel», «Faire du catch avec une femme forte», «Mater du porno chez moi avec une autre fille», «Trois mâles me prennent tour à tour», «Spectrophilie», «Rendez-vous avec mon maître», «Masseuse dans un complexe de luxe»…

Ces films présentent la caractéristique de toujours mettre en scène des relations égalitaires, agrémentées des multiples marques extérieures de respect, d’affection ou de désir réciproque. Il s’agit, même dans les scènes sadomasochistes, de montrer que l’individu est précieux autant que ses désirs, y compris les plus «sales». «Je ne suis pas contre le sexe sale, répète Erika Lust. Je suis pour des valeurs propres. C’est-à-dire : la réciprocité, le consentement, le réalisme et le fait que chacun y trouve du plaisir, qu’il s’agisse de fantasme brutal ou d’étreinte aux pétales de rose.» Lorsqu’elle défend sa vision des choses, Erika Lust ajoute volontiers qu’elle est mère de deux filles : Lara, 8 ans et Liv, 4 ans. «Je ne veux pas qu’elles apprennent l’estime et l’image de soi à partir de mannequins retouchés. Je ne veux pas qu’elles prennent l’habitude de fumer ou de mal manger et je ne veux pas qu’elles apprennent le sexe à partir d’un porno sexiste».

Erika Lust part du principe que le porno constitue maintenant une des principales sources d’information sur le sexe. Pourquoi ? Parce que c’est un discours qui s’est accaparé le champ de la représentation sexuelle, dit-elle (2). Ce discours participe forcément de la façon dont on vit le sexe. «Saviez-vous qu’on estime qu’un tiers du trafic internet est de la pornographie ? Saviez vous qu’une recherche google sur quatre c’est quelqu’un qui cherche du porno ? Savez-vous que les ados regardent du porno en ligne avant d’avoir des relations sexuelles ? Le porno est l’éducation sexuelle d’aujourd’hui. Et ça a un impact sur l’éducation du genre. C’est quoi la source d’inspiration de nos enfants ? Du porno nul, mauvais et macho. C’est pourquoi il est temps que le porno change. Il faut apprendre à nos enfants à se respecter et à valoriser eux-mêmes et leur sexualité. Il faut leur apprendre à poser un oeil critique sur les représentations sexuelles».

L’effort d’Erika Lust, certainement, est louable. Mais l’insistance avec laquelle elle défend l’idée qu’il faut «filmer la femme comme un individu sexuel et non pas comme un instrument de plaisir masculin» pose cependant problème, car elle repose sur des préjugés nuisibles à la compréhension de ce qu’est un fantasme. Un fantasme, par définition, n’est ni moral, ni réaliste. Vouloir filmer des fantasmes confronte forcément le réalisateur, quel que soit son sexe et sa déontologie, à l’obligation de filmer des scènes qui ne sont pas réalistes. Encore moins bienséantes. Pour être excitant, un film doit montrer le désir. Dans le porno, les individus en présence éprouvent un désir tel qu’ils se sautent dessus sans même discuter de fleurs ou de méthode contraceptive… Il s’avère d’ailleurs que dans les films d’Erika Lust, – comme dans n’importe lequel des pornos qu’elle critique –, les femmes (autant que les hommes, faut-il le souligner ?) ont des envies sexuelles pressantes et irrépressibles. Si Erika Lust filmait le lent travail d’approche qui préside aux rencontres, ses films perdraient toute puissance d’impact : il serait impossible de se masturber dessus. Ce serait des comédies romantiques.

Quant à la question de savoir si la femme dans un porno est un «instrument de plaisir masculin»… C’est une question complexe. L’homme qui bande à l’écran n’est-il pas lui aussi un instrument de plaisir pour la femme ? Ceux et celles qui mâtent le film n’en font-ils pas l’équivalent d’un sextoy ou d’une poupée Ken à grosse queue ? Objet de désir, casté sur son corps musclé autant que sur son pénis XL, la pornstar mâle n’a pas forcément un statut supérieur à celui de la pornstar femelle. «Oui, mais c’est lui qui jouit dans le film, protestent certain(e)s féministes. C’est aussi lui qui impose les positions, force les trous, défonce les orifices, martelle les fesses de la femme, la bâillonne avec son pénis et lui macule le visage de sperme.» Le fantasme de la femme abusée, brutalisée ou réduite au statut de «vide-couilles» est en effet courant dans l’industrie hardcore. Mais il est également courant dans beaucoup de productions homosexuelles, sans que personne ne s’en formalise.

Pourquoi dire qu’une production est sexiste lorsqu’elle est hétéro, alors que le même rapport de force peut exister entre deux gays ou deux lesbiennes ? Les films de sévices sont légions sur les sites de «porno alternatif» : «Cambrioleur se fait baiser de force», «Esclave de sa codétenue», «Gay musclé explose le cul d’un pote», «Kidnappée dans les chiottes, elle se fait enculer par une bande de filles»… Que déduire du succès que ces films obtiennent ? Plusieurs interprétations sont possibles. La première interprétation, c’est que les gays et les lesbiennes sont les victimes – autant que les femmes hétéros – d’une vision binaire du monde et qu’ils-elles ont intériorisé le schémas qui impose la séparation entre un pôle mâle (brutal, dominant) et un pôle femelle (soumis, passif). La seconde interprétation, c’est que les fantasmes les plus excitants sont souvent les plus transgressifs et qu’il y a dans la violence une énorme dose de transgression. Quelle interprétation trouvez-vous la plus intéressante ?

Erika Lust a-t-elle raison de dire qu’un porno anti-sexiste est forcément un «meilleur» porno ? Cela n’enlève rien à la qualité de ses films, bien sûr, mais peut-être serait-il temps de remettre en cause la vision moralisatrice qui contribue à culpabiliser les amateurs et amatrices de porno mainstream… sous prétexte que ce qui les excite est «mauvais et macho». Le concept de «porno féministe» a d’ailleurs fait son temps. Il ne veut rien dire. Peut-être même qu’il est nuisible.

Ce sera l’objet du prochain article.

POUR EN SAVOIR PLUS : le site XConfessions contient des courts-métrage (10 mn en moyenne) d’Erika Lust, réalisés à partir de fantasmes envoyés par ses spectateurs-ices. Le site Lust Cinéma contient des longs-métrages réalisés par des femmes ou hommes féministes (Tristan Taormino, Ovidie, Graham Davis, Jackie St James, Erika Lust, etc) qui défendent l’idée d’un porno éthique.

AUTRES ARTICLES : «A quoi sert le porno ?»

NOTES

(1) «Dès la création de l’entreprise en 2005, on a eu une croissance exponentielle. On a doublé chaque année les ventes et enregistré une moyenne de 3000 nouveaux abonnés par mois sur le site. Notre audience se divise en 50% hommes et 50% femmes». (Vanessa, attachée de presse de la compagnie Lust Films).

(2) «J’ai condamné le porno jusqu’à ce je tombe sur “Hardcore“, un livre de Linda Williams, professeur à Berkeley. J’ai appris que le porn n’est pas juste du porn mais en fait c’est un discours, un discours sur la sexualité, sur la masculinité, sur la féminité et sur les rôles que nous jouons. Ce fut mon moment Eureka. J’ai compris que les seuls qui participent au discours de la pornographie sont les hommes. Des hommes machistes, étroits d’esprit, des hommes à faible intelligence sexuelle. Mais le monde n’a-t-il pas changé ? Le rôle des femmes n’a-t-il pas changé ? Dans la politique au travail, à la maison, au lit… Le monde n’est-il pas une meilleur endroit grâce à cela ? Le rôle des femmes est sujet de débats partout. Partout sauf dans l’industrie du porno. Il est temps que le porno change et pour cela on a besoin de femmes dirigeantes, productrices, réalisatrices… Je ne veux pas expulser les femmes du porno, je veux qu’elles entrent dans le porno. Le porno a besoin de femmes, derrière la caméra». (Erika Lust, lors des TEDx à Vienne)

ILLUSTRATION : «I imagine a rapt audience» (XConfessions de Jodie et Erika Lust)

Le silence est-il d'or ou de plomb ?

$
0
0

Prenez un couple qui n’a plus envie. Le sexe est devenu une corvée. Quelle solution ? Se raconter des histoires inspirées de faits divers. Faire semblant de ne pas se connaître… Simuler une rencontre… En deux mots : parler. Mais avec les bons mots.

Dans If you love me– comédie australienne récemment lancée en DVD par Wild Side – tout commence dans la salle d’attente d’un conseiller marital. Dan et Evie s’ennuient au lit. Le conseiller leur suggère de s’essayer au jeu de rôle. Dan a l’idée de jouer un flic. La chambre est transformée en bureau de commissariat et cela donne… cette scène hilarante.

Au fil de mini-fictions traitant chacune le cas d’un couple dysfonctionnel, le film If you love me aborde sous tous ses angles le même et unique problème : manque de communication. Les maux viennent en l’absence des mots. Quand un homme par exemple dit à sa femme qu’elle suce mal, au lieu de lui expliquer ce qu’il aime. Quand deux conjoints font l’amour sans rien dire et que le seul bruit dans la pièce est celui du va et vient… A ce moment-là, certainement, il faut trouver une voie d’issue : parler, exciter, surprendre… Durant la dernière semaine d’août, à Paris, le festival Erosphère offre justement un cours d’«expression érotique» dirigé par une comédienne, dramaturge, metteur en scène et coach d’acteur : Inbal Yalon.

Inbal Yalon,44 ans, est née en Israël d’une mère française, beatnik et artiste peintre. «Mon père était roumain et garde du corps de Moche Dayan, activiste d’extrême gauche en Israël. Ma grand-mère maternelle Gabrielle Bertrand, est une exploratrice connue pour ses missions en Indochine et dans le désert de Gobi dans les années 30.» Du 27 au 30 août, Inbal Yalon animera un atelier d’art oratoire pour apprendre à faire jouir en paroles et que «le mot s’empare du corps, le mette en scène, l’érotise, le réinvente, l’exalte, libère et décuple son potentiel jubilatoire». Son atelier prendra le nom de Dirty Talk : «parler sale».

Pourquoi ce pseudonyme d’Inbal Yalon ?

Inbal Yalon n’est pas un pseudo; Inbal est mon prénom, qui vient du Yémen et qui veut dire «le battant de la cloche ou la flèche», et Yalon est mon nom de famille, selon une invention de mon père pour faire sonner son propre nom Iankovici plus israelien, pratique courante dans les années 70 pour les Juifs s’établissant au pays. Nous avons quitté Israel en 1974.

Comment définissez-vous le «dirty talk» ?

Le dirty talk pourrait se traduire par «la parole obscène» ou le «parler sale» d’un point de vue littéral. Selon ma propre définition, c’est l’art de conjuguer et de réconcilier langage et corps, érotisme et animalité, fantasme et objectivité sexuelle.

Pouvez-vous expliquer précisément ce que vous allez dire et faire lors de l’atelier ?

Je vais d’abord défaire les peurs liées à la pratique du dirty talk; interroger les représentations morales, dualistes, et rendre le corps à sa «bestialité» par la création et l’utilisation d’un langage créatif et «obscène». Je vais ensuite inviter les participants à créer des situations de jeu qui mettent en scène le pouvoir érotique du langage, en apprenant à chacun à utiliser les mots comme des jouets destinés à accroitre le plaisir; à les utiliser comme des costumes que l’on revêt dans le but d’une mise en scène érotique, où chacun joue un rôle bien précis. Inviter chaque participant à exprimer et expérimenter les mots «sales» pour pimenter une relation sexuelle en affirmant un rapport parodique de domination, un affrontement ludique et non réel au profit d’un échange et d’un plaisir mutuels.

Pouvez-vous donner des exemples de «dirty talk» ?

Je voudrais inviter les pratiquants à développer leur propre créativité langagière et érotique, sans nécessairement passer par les lieux communs de l’obscénité. «Salope, sale pute, salopard, ordure, charogne» : en soi, ce n’est pas excitant. Le mot lui-même n’a pas beaucoup de valeur, c’est son usage et son contexte qui selon moi en font un mot «sale», ou plutôt, un mot «qui excite» et décuple le plaisir amoureux.

Peut-on diviser le dirty talk entre d’une part l’obscénité (langage cru, médical) et d’autre part l’agressivité ?

Je crois que tout langage qui évoque, représente ou met en scène la vie du corps, de la jouissance, du plaisir peut devenir du dirty talk, pour peu que ce langage soit utilisé dans un contexte précis, et de manière à stimuler l’excitation et le fantasme érotiques. Selon moi, il n’y a pas que l’agressivité ou l’obscénité qui soient érotiques; le simple fait de braver l’interdit du silence pendant l’acte sexuel ou au sujet de celui-ci est déjà pour certain(e)s un incroyable stimulant. Le fait de suggérer le sexe par le langage dans une situation inattendue, improvisée, relève du dirty talk.

Pourquoi l’obscénité nous excite-t-elle ?

L’obscénité nous excite car elle nous renvoie de façon très crue, très directe, à notre animalité, à notre bestialité dont le langage, l’éducation, la culture tendent à nous dissocier. Le chemin vers le plaisir s’accompagne d’un lâcher-prise, il réveille en nous la bête qui ne se contrôle pas, qui s’affirme, qui se lâche au mépris des mots qui tendent à la contraindre; l’obscénité réaffirme et réalise cette bestialité qui est notre principale porte d’accès au plaisir. Dire des mots sales c’est avant tout libérer le corps des verrous du langage, c’est reproduire le rapport de domination systémique, économique et sociale sous une forme ludique, créative, érotique, subversive et expiatoire.

Pourquoi la violence nous excite-t-elle ?

La violence est une forme d’exutoire dans le jeu des pressions que la vie, les relations, l’économie exercent sur nous. En mettant en scène cette violence, nous nous affranchissons de la pesanteur, de la rigidité, de l’irréversibilité des rôles sociaux. L’acte érotique permet d’inverser le rapport de domination, qui est omniprésent dans la vie réelle mais aussi dans la vie du sexe; jouir c’est parfois objectiver l’autre, l’utiliser, le manipuler, le contraindre mais aussi le servir, se laisser faire par lui. Le jeu de la séduction est un affrontement des volontés, une balance subtile et réversible des pouvoirs et des genres qui s’articule autour de cette violence, euphémisée dans le réel et réaffirmée dans la vie érotique.

Pourquoi les échanges de mots doivent-ils être stéréotypés pour être excitants ?

Selon moi, tout mot peut être excitant, en fonction du jeu des rôles et des contextes érotiques. Si vous pensez aux mots des stéréotypes pornographiques, peut-être sont-ils excitants parce qu’ils nous renvoient à nouveau à une trivialité, une bestialité éprouvée et mise en scène dans un contexte de «consommation érotique» où les archétypes de domination sont surreprésentés et hyperréalisés.

POUR EN SAVOIR PLUS

HISTOIRE LUDIQUE ET DETAILLEE DU CLITORIS : Mercredi 26 août, 21h30. «Conférence gesticulée à la fois documentaire, érotique et loufoque sur l’histoire du clitoris, et plus généralement sur l’histoire du plaisir de l’antiquité à nos jours, avec Karine Jurquet et Inbal Yalon». Le projet d’atelier d’Inbal Yalon est né d’une invitation d’Erosticratie à venir jouer un spectacle dont elles est co-auteure; aidée de ses complices, Inbal Yalon a composé une conférence gesticulée, l«Histoire ludique et détaillée du clitoris» qui sera présentée à l’ouverture du festival. Lieux : Studios Micadanses, 15 Rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris.

EROSPHERE : festival participatif des créativités érotiques. La dernière semaine du mois d’août, le festival EroSphère propose 18 ateliers créatifs, ludiques, initiatiques ou techniques accueillant chacun 30 à 40 participants autour de trois thématiques complémentaires, avec un final immersif le dimanche. Plus de renseignements ici. Tarif : de 150 à 230€ le Pass pour les 4 jours du festival «IN» selon la date. Billetterie ici. Lieux : Studios Micadanses : 15 Rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris.

IF YOU LOVE ME : Cette comédie romantique australienne (réal: Josh Lawson) traitant de sexualité est sortie en DVD, Blue Ray et VOD chez Wild Side le 22 juillet 2015. Bande annonce ici.


«Peux-tu voir comment je jouis ?»

$
0
0

C’est sous ce slogan étrange que le tout premier des sextoys-caméra sans fil vient d’être lancé. Le Siime Eye est un vibromasseur capable de prendre des clichés et de retransmettre les images filmées depuis l’intérieur du corps… En théorie, il permet de voir la jouissance. Mais en pratique ?

Le Siime Eye (littéralement «L’oeil vois-moi») est un vibro high-tech muni d’une caméra qui permet de suivre en direct, sur l’écran d’une tablette, d’un téléphone ou d’un ordinateur, la montée de l’orgasme et d’enregistrer les spasmes, sous la forme de photos et de vidéos. Muni de quatre leds, ce gode-espion fonctionne comme une lampe-torche : il éclaire le souterrain dont il sonde les plis et replis, forant son passage à travers les muqueuses que ses vibrations contribuent à mettre en émoi. Récemment lancé sur le marché des outils sexuels par une firme concurrente de Lelo – la compagnie Svakom– le Siime Eye est le plus abouti de tous les jouets conçus pour «voir» le travail du plaisir féminin à l’oeuvre.

C’est le premier qui soit doté d’un système WIFI : il peut donc s’utiliser sans fil. L’objet est inouï, en théorie du moins. Inouï parce qu’il permet de rêver à toutes sortes de plans cul étonnants. Imaginez une femme forcée de voir sur un écran l’image de son orifice lentement pénétré. Imaginez que, comme dans certains cabinets de gynécologie, un rideau blanc sépare son corps en deux. Imaginez qu’elle soit ainsi coupée : quelqu’un se tient devant les cuisses écartées de la femme et manipule l’instrument. Elle, incapable de voir ce qu’on lui fait, peut seulement le «sentir» et regarder sur un écran l’image de ses muqueuses qui palpitent…

D’autres scénarios sont possibles. Imaginez qu’une femme se fasse jouir seule dans une chambre et que dans les autres pièces un ou plusieurs complices regardent le film qu’elle diffuse en live… On peut capter les images – transmises depuis la borne située dans le gode lui-même – à une distance de 30 mètres maximum. Imaginez qu’un(e) pervers(e) menace de filer le mot de passe aux voisins. «Tout le monde, dans le périmètre Wifi, se connectera à ton gode, ma chérie»… Mille autres scénarios sont possibles. A priori, le Siime Eye est l’outil voyeur ultime. Mais qu’en est-il en réalité ? Deux obstacles rendent l’usage de ce gode moins excitant que prévu. Le premier tient à la technique : rien de plus débandant que l’installation du logiciel et les réglages préalables. Une fois qu’on a compris, c’est facile. Mais parfois il y a des bugs, on tape sur tous les boutons à la fois, on s’énerve, la vidéo ne marche pas… Le second obstacle tient à l’effet de déception provoqué par l’image elle-même. Si vous avez l’espoir de voir, comme en photo-macro, la beauté de vos parois internes ou, plus loin, le cratère dilaté de votre col de l’utérus, c’est raté. A l’écran, les muqueuses humides renvoient la lumière comme une surface vitrée : ça brille et c’est rose. Il n’y a rien à voir qu’un ciel bas et lourd, couvercle de chair pesant de toute sa masse sur le petit oeil de la caméra. Une endoscopie des intestins rendrait probablement le même genre d’image.

Vu depuis le Siime Eye, l’horizon vaginal est bouché : rose partout… Il serait vain de trouver là matière à excitation. Mais il serait plus vain encore de rejeter le sextoy après ce constat d’échec car il y a quelque chose de singulièrement éclairant, voire jouissif, dans l’impossibilité de voir le mystère de l’orgasme féminin. Tel qu’on nous l’avait promis, du moins, le mystère n’est pas dévoilé. Ce que le Siime révèle, en revanche, c’est que le vagin n’est pas un tunnel, ni un tuyau, ni même un tube de chair ainsi que nous le font croire les plans en coupe des manuels d’école. C’est un organe constitué d’une «tunique muqueuse très adhérente» dont les deux faces ne cessent de se frotter l’une contre l’autre, ainsi que deux escargots accolés par le ventre lorsqu’ils copulent… en s’enduisant réciproquement de bave et de suçons. Là se trouve la magie merveilleuse du sexe féminin : il n’est pas creux. Il est plein. Ce n’est pas un conduit vide en attente d’être empli. C’est une sorte de tentacule moite qui remue souplement sur lui-même et sur ses viscosités, au fil d’une longue, immense et raisonnée auto-palpation… Ainsi que le formule magnifiquement Luce Irigaray : «La femme “se touche“ tout le temps, sans que l’on puisse d’ailleurs le lui interdire, car son sexe est fait de deux lèvres qui s’embrassent continûment. Ainsi, en elle, elle est déjà deux mais non divisibles en un(e)s qui se baisent».

Lorsque la linguiste, philosophe et psychanalyste Luce Irigaray écrit ce texte, en 1974 (1), sa vision fait scandale. Elle vient d’achever une thèse intitulée Speculum qui lui vaut d’être déchue de ses fonctions. Luce Irigaray critique bien trop vivement la thèse freudienne de la femme «en manque de pénis» pour échapper à la juste punition qu’elle mérite. Elle est privée des postes qu’elle occupe à l’université de Paris-VIII-Vincennes et à l’école freudienne (2). Plus de quarante ans ont passé et voilà qu’un sextoy – conçu en forme de spéculum électronique – redonne aux théories d’Irigaray une nouvelle jeunesse : ce que la philosophe disait en 1974 de façon empirique, maintenant n’importe qui peut le constater de ses propres yeux. Le vagin n’est pas un trou. Au fur et à mesure que le Siime Eye pénètre à l’intérieur, il ne fait qu’écarter des pans et des masses humides qui se referment immédiatement sur lui. L’épaisseur de cette chair feuilletée, traversée par des spasmes, contredit l’idée reçue selon laquelle la femme serait un espace vacant et qu’il faudrait «combler». Ainsi que le souligne Luce Irigaray, la femme possède un sexe retourné sur lui-même, qui lui envoie depuis l’intérieur toutes sortes de signaux qui se réverbèrent.

«Donc la femme n’a pas un sexe. Elle en a au moins deux […]. Elle en a d’ailleurs bien davantage. Sa sexualité, toujours au moins double, est encore plurielle. […]. En effet, le plaisir de la femme n’a pas à choisir entre activité clitoridienne et passivité vaginale, par exemple. Le plaisir de la caresse vaginale n’a pas à se substituer à celui de la caresse clitoridienne. Ils concourent l’un et l’autre, de manière irremplaçable, à la jouissance de la femme. Parmi d’autres... La caresse des seins, le toucher vulvaire, l’entr’ouverture des lèvres, le va-et-vient d’une pression sur la paroi postérieure du vagin, l’effleurement du col de la matrice, etc. […] la femme a des sexes un peu partout. Elle jouit d’un peu partout. Sans parler même de l’hystérisation de tout son corps, la géographie de son plaisir est bien plus diversifiée, multiple dans ses différences, complexe, subtile, qu’on ne l’imagine... “Elle“ est in(dé)finiment autre en elle-même. De là vient sans doute qu’on la dit fantasque, incompréhensible, agitée, capricieuse... […] C’est que dans ses dires aussi – du moins quand elle l’ose – la femme se re-touche tout le temps».

On peut ne pas adhérer entièrement aux propos de Luce Irigaray, mais ils présentent l’avantage de déconstruire un discours pernicieux, celui qui fait de la femme un être «privé» de pénis, une créature «atrophiée», souffrant d’avoir un sexe «absent»… Il est en effet courant de dire que la jouissance de la femme ne se voit pas : il n’y aurait «rien» à voir. Ce que les images retransmises par le Siime Eye démentent. Il y a d’ailleurs quelque chose d’un peu ironique dans cet instrument d’optique «aveuglé», littéralement, c’est-à-dire obturé par les replis sinueux de la chair au moment même où il tente son incursion. Tel est pris qui croyait prendre ! On nous avait fait croire que cet instrument était fait pour coulisser dans un trou, c’est-à-dire dans du «rien à voir». Or voilà que ce qu’il révèle est exactement le contraire : s’il n’y a «rien à voir» ce n’est pas parce qu’il n’y a rien, c’est parce qu’il y a trop. L’ironie, c’est que ce speculum – dont le nom même signifie «miroir» – soit le miroir de notre cécité. L’ironie, c’est aussi qu’il soit vendu dans les sexshops sadomasochistes comme Demonia. Luce Irigaray y verrait sûrement une plaisanterie, elle qui assimilait le SM au désir typiquement masculin «de forcer, de pénétrer, de s’approprier, le mystère de ce ventre où l’on a été conçu, le secret de son engendrement, de son “origine“».

A LIRE : «Ce sexe qui n’en est pas un», de Luce Irigaray. Dans: Les Cahiers du GRIF, n°5, 1974. «Speculum. De l’autre femme», de Luce Irigaray, aux éditions de Minuit.

SIIME EYE : en vente à 179,9 euros (TTC) à la Boutique Dèmonia, 22 avenue Jean Aicard, 75011 Paris et sur Internet.

LA VIDEO DE PROMOTION de Siime Eye par Svakom (on appréciera la musique d’ambiance et la voix de la jeune femme). Une Vidéo de démonstration de ce que l’on peut voir avec le Siime Eye sur le site «Objets de plaisir» (il faut descendre en bas de la page pour voir la vidéo).

NOTES

(1) «Ce sexe qui n’en est pas un», de Luce Irigaray. Dans: Les Cahiers du GRIF, n°5, 1974.

(2) S’il faut en croire son portrait Wikipedia ainsi que l'Encyclopedia Universalis et de nombreuses biographies en ligne, Luce irigaray se serait vu retirer son enseignement à l’Université en raison des critiques qu’elle aurait formulé à l’encontre des thèses freudiennes et lacaniennes.

Transe-formez-vous en bête de sexe

$
0
0

Issue du mouvement New Age – qui prétend remettre les humains en contact avec la nature – la chamane française Flo Kardinal propose à Paris un atelier destiné aux personnes qui souhaiteraient faire l’expérience physique de leur animalité.

La chamane et chorégraphe française Flo Kardinal – alias Flo White Wolf –anime à Erosphère – «festival participatif des créativités érotiques»–, du 27 au 30 août 2015, un atelier «Invocations animales et érogènes» destiné dit-elle à «pratiquer la canalisation avec votre animal». Ainsi qu’elle l’explique : «cela agit comme un masque et vous sortez de vos inhibitions, si vous en avez. Vous êtes portés par une énergie physique et une dimension d’approche, une gestuelle. Cela décuple vos savoir-faire et votre séduction car vous êtes dans la sphère du lâcher prise donc du pouvoir de l’instant. Vous devenez magnétique et sensuel.» Les explications ne sont pas très claires (euphémisme), mais – ainsi que Flo l’indique – «Nous sommes dans l’espace de la sensation» : il faut le vivre pour le comprendre.

Pour le comprendre, il faut aussi probablement être familier de ces mouvements issus de la contre-culture californienne des années 60 : Flo Kardinal fait partie de cette génération de thérapeutes désinhibés qui mélangent transe et danse, cercles de tambour et programmation neuro-linguistique, dans un joyeux cocktail d’ésotérisme et de techniques brevetées. Sur le site du festival Erosphère, l’atelier est ainsi présenté : «Que nous disent et évoquent en nous les parades amoureuses animales, métaphores de nos relations de séduction, ou encore les rapports entre prédateur et proie ? A travers une expérience de guidance, inspirée des traditions chamaniques et de la création chorégraphique, de nouvelles ressources pour nos désirs et stratégies.» Pour comprendre ce sabir (euphémisme), mieux vaut commencer par le début. Qui est Flo Kardinal ?

Flo Kardinal a «la quarantaine passée». Elle est née à Béziers. Elle a grandi dans le sud de la France entre une mère professeur d’éducation physique et un père entrepreneur, «issu d’un milieu très pauvre». Ses parents ne s’entendent pas bien. Les disputes sont constantes. Flo se réfugie dans la danse. «J’étais une enfant qui écoutait le silence, j’aimais la Nature, chanter, danser, célébrer avec mon corps et ma voix ce que je ressentais. Très rapidement j’ai trouvé dans l’expression du corps le remède à mes souffrances et peurs.» Artiste autodidacte, elle étudie successivement : le «Reiki chamanique», les «accords toltèques selon Don Miguel Ruiz», la «bioenergie» et les chakras, puis les «techniques de visualisation» avant de suivre une formation de «thérapeuthe en Soins par le Chant Vibratoire® avec Matilda Aeolia». Par ailleurs, elle est «transmetteuse en France de la Planetary Dance selon Anna Halprin».

Vers l’âge de 30 ans, Flo Kardinal se met à «travailler par rapport à l’animal». Elle crée une pratique LA SECOUSSE LIBRE®™ «dans laquelle j’ai mis en place des stratagèmes et des outils (les visualisations, la transe, la roue des directions, les rêves éveillés) qui potentialisaient ma créativité en tant qu’artiste et me guérissaient ainsi de mes peurs et souffrances en tant qu’être humain». Après quoi, elle entame la «formation “Walking the Shaman’s Path“, voie de guérison et de connaissance de Patricia White Buffalo, une chamane amérindienne» basée en Californie. C’est là que Flo récolte son nom de guérisseuse «Flo White WOLF» en référence à son animal totem, le loup blanc. «La formation en elle-même ne “vise“ pas à trouver son animal de pouvoir mais à constituer son espace de guérisseur, précise Flo. Chacun y est confronté dans ses voyages chamaniques. L’animal de pouvoir est celui qui vous correspond le plus énergétiquement et spirituellement».

«L’animal de pouvoir», ainsi que Flo le définit C’est celui qui «permet au chamane de résoudre les questions et problèmes que lui posent son “client“ en se substituant à lui…». Il faut le distinguer de «l’animal totem, qui porte en lui, pour une personne considérée, les espaces de sa guérison» et de «l’animal médecine, qui vous aide pour une personne précise lors d’un soin spécifique. Il est le médecin de ce problème pour cette personne pour ce moment. Il aide le chamane en sus de son l’animal attitré de ce dernier.» Tout cela est compliqué, comme on voit.

La difficulté va grandissant lorsqu’on demande à Flo comment faire pour identifier son animal. S’agit-il d’imiter un animal jusqu’à avoir l’impression qu’on le devient ? «Non … !». S’agit-il d’un jeu de rôle ? Non plus. «Nous sommes dans la dimension organique loin du mental et de l’analyse, c’est la raison pour laquelle j’amène les gens dans ces espaces au moyen de la transe. Donc on ne peut pas parler véritablement de jeu de rôle, il n’y a pas cette distance du raisonnement. On revient vers son état naturel et sauvage, nous sommes dans le ressenti, le corps, les cellules. Dans l’espace de ce que je nomme la “transe-formation“».

Tout cela n’aide guère. Afin de comprendre, au moins, en quoi va consister l’atelier, je demande à Flo les détails du déroulement : «Il y a aura une préparation corporelle spécifique, roue de médecine singulière et thématique à traverser, des chemins de transe aménagés pour la circonstance afin que les personnes puissent lâcher prise en confiance, rencontrer leurs ressources et s’exprimer, des animaux guides que j’aurai choisi pour la circonstance. Mes instruments de musique : hochet, tambour, ma voix, une voyage chamanique guidé de fin de session».

A quels animaux les participants de l’atelier seront-ils confrontés ? Ne risquent-ils pas de choisir, tous et toutes, les «masques» les plus flatteurs, ceux de panthère, de lion ou de renard ? Qui assumerait d’être une poule ou, pire, un rat, voire une fouine dans cet atelier ? «Nous sommes dans la dimension organique encore une fois et pas celle du jugement, répond Flo. Les personnes rencontrent l’humilité et les secrets insoupçonnés de chaque animal. Ils l’abordent avec leur coeur».

Tout cela pourrait prêter à rire. Mais il n’y a pas vraiment de quoi. Ainsi que le souligne l’ethnologue Laetitia Merli, qui réalise actuellement un documentaire sur les chamanes français, il s’agit bien plus que d’une «mode» ou «du dernier gadget New Age» : «dans les médias et la publicité, l’omniprésence du spirituel à déjà gagné notre société en profondeur et, semble-t-il de façon durable. On ne peut nier une tendance générale à l’écolo-spirituel qui s’est imposée d’elle-même au fil des années. Le chamanisme n’est pas vécu aujourd’hui comme une survivance, un reste de quelque chose, mais au contraire comme un présent en marche, un avenir en train de se faire, au cœur des tendances individuo-globalisées. Le chamanisme est hypermoderne, post-exotique. Il fait la synthèse des imaginaires collectifs spirituo-mystiques actuels. Les grimoires de nos campagnes côtoient désormais les thankas tibétains et les plumes d’aigles des chamanes mongols.»

Peut-on parler d’un effet «Cloud» ? Dans ce village mondialisé, dominé par la world music et la world food, l’idéal nébuleux du Wellness ™ semble en passe de devenir la world therapy de demain. Elle pousse hors-sol comme les tomates modernes. Il n’y a pas de terreau. Les racines plongent dans un liquide nutritif breveté.

.

POUR EN SAVOIR PLUS

Du 27 au 30 août : EroSphère est le festival participatif des créativités érotiques. Cette initiative culturelle non-commerciale et artistique se consacre à la créativité érotique et au désir. Une équipe attentionnée de bénévoles déploie un cadre bienveillant, respectueux et joyeux. Il s’adresse à des personnes en démarche érotique, de toutes orientations. La dernière semaine du mois d’août, le festival EroSphère propose 18 ateliers créatifs, ludiques, initiatiques ou techniques accueillant chacun 30 à 40 participants autour de trois thématiques complémentaires, avec un final immersif le dimanche. Plus de renseignements ici.

Tarif : de 150 à 230€ le Pass pour les 4 jours du festival «IN» selon la date. Sur place, les billets seront en vente à 250€. Pass 1 ou 2 jours en cas de places restantes. Billetterie ici.

Aux Studios Micadanses : 15 Rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris.

LE SITE DE FLO KARDINAL : Flo Kardinal.org

LE DOCUMENTAIRE DE LAETITIA MERLI : présentation de Laetitia Merli sur Chamanisme.org ; «Aujourd’hui les chamanes»

ILLUSTRATION : Copyright photo : Claudia Waldmann. Photo prise sur le site de Flo Kardinal.

Où la pénitente va-t-elle pêcher ses lubies?

$
0
0

L’interdiction ayant valeur d’incitation, l’Eglise exacerbe forcément le goût pour les perversions sexuelles. C’est ce qu’entend démontrer Georges Pichard, qui a bâti toute son œuvre sur la ligne ténue séparant la morale du sado-masochisme. Une exposition d’images «saint suppliciennes» lui est consacrée à Lausanne.

Lorsque l’Eglise fixe des degrés entre les péchés et les règles de la pénitence, le fait-elle pour réprimer les désirs ? Oui. Mais, ce faisant, ne favorise-elle pas ces perversions qui consistent à «punir» la chair ? De ce point de vue, certainement, il est vain de critiquer l’Eglise, car elle participe – en posant des interdits – à donner de l’attrait aux pratiques qu’elle condamne. Voire pire : elle en crée des formes déviantes et louches… C’est avec Tertullien (1) que tout commence.

Au tournant du IIIe siècle, alors que les premiers chrétiens réfléchissent à la «gestion» des péchés, Tertullien jette les bases de ce que l’on appelle «la doctrine pénitentielle». Dans un ouvrage intitulé «De Pudicitia» (écrit vers 207 après J.-C.), il qualifie les péchés graves d’irrémissibles, c’est-à-dire qu’aucun pardon ne peut leur être accordé : ces péchés irrémissibles forment en tête la fameuse triade «idolâtrie, adultère et homicide». Ni les bonnes œuvres, ni la prière, ni l’expiation, ni aucun exercice de mortification ne peut permettre à une personne ayant coïté hors mariage d’obtenir la miséricorde. Cette faute-là est bien plus grave que le meurtre, s’il faut en croire Tertullien (2) puisqu’il la place devant l’homicide…

Son ouvrage «De Pudicitia» est d’ailleurs écrit en réaction à un édit du Souverain Pontife qui pardonne «le péché de l’adultère et de la fornication à ceux qui ont fait pénitence.» Tertullien s’indigne (2). Ce laxisme est coupable, dit-il, jugeant qu’il faudrait excommunier «ceux qui immolent la pure et véritable intégrité de la chair, mutilant la pudeur elle-même […] dans ses formes les plus intimes, lorsqu’ils promettent le pardon aux adultères et aux fornicateurs, au mépris de la vénérable discipline du nom de chrétien, discipline à laquelle le siècle lui-même rend un tel témoignage, que s’il essaie quelquefois de la punir dans nos femmes, c’est plutôt par la souillure de la chair que par le supplice, en voulant leur ravir ce qu’elles préfèrent à la vie». Sa phrase – qui emprunte tout à coup des tournants baroques – inaugure un style pour le moins tortueux, truffé d’allusions équivoques : la littérature destinée à l’élévation morale.

Les ouvrages de Tertullien s’adressent principalement aux catéchumènes encore peu au courant des exigences de la vie chrétienne (3). Il s’agit de les édifier en évoquant – de façon détournée – les dangers de la luxure. Tertullien s’y emploie avec des mots pleins de dégoût, conspuant «cette chair formée par le bourbier de la convoitise», ce corps coupable par nature, né sous le signe du péché originel… Dès le IVe siècle, d’autres Pères de l’Eglise s’emploient, suivant son exemple, à donner une vision négative du plaisir sexuel : Jérôme (347-420), Fulgentius (fin Ve siècle), Augustin (354-430) puis Ambroise (340-397). La vie humaine, disent-ils, est misérable, le corps méprisable et la douleur une bénédiction du ciel (4). Dès le XVIe siècle, la lecture de ces auteurs est vivement recommandée aux jeunes filles. Au XVIIe siècle, les livres pieux spécialement destinés au sexe faible se multiplient.

Ces livres illustrés de gravures font le délice de Georges Pichard (1920-2003) qui vante les charmes de cette «littérature […] que plus personne ne lit, complètement démentielle, d’une intolérance incroyable sur tous les plans.» Il adore «la manière dont elle s’exprime, dans ce langage assez particulier des prêcheurs appartenant tous, d’ailleurs, à l’ordre jésuite… Quand on pense que les jeunes filles ne lisaient que ce genre de choses, on se dit qu’elles devaient avoir du monde une vision assez singulière. (5)» Pichard sait de quoi il parle : il a fait ses écoles chez les Jésuites. Faut-il s’en étonner ? C’est aussi chez les Jésuites que – de dix à quatorze ans – Sade est élevé au Prestigieux collège Louis-Le-Grand à Paris.

Fin XVIIIe siècle, l’Abbé Baudrand affirme : «Tout ce qui a été infecté par le péché doit être purifié par la pénitence. Suivant ce principe, le corps a contribué au péché ; le corps doit donc être puni.». Au moment même où l’Abbé jette l’anathème sur le «corps de péché» «complice du crime» qu’est la jouissance, Sade imagine une Société des amis du crime, dont l’«Histoire de Juliette» (1797) fixera les statuts. Les «amis du crime» n’ont pas d’autre objectif que venir en aide à ces chrétiens qui appellent la souffrance de tous leurs voeux, souffrance «seule capable de plaire à Dieu». Retournant la rhétorique pénitentielle contre elle-même, en la poussant à ses ultimes extrémités, Sade affirme que le viol, la torture ou le meurtre sont légitimes, puisqu’ils contribuent au salut des âmes.

«Pour un Dieu quand on l’aime Souffrir est un bienfait Et la souffrance même Est un plaisir parfait» (6)

Pichard, en images, adopte la même stratégie. Comment combattre une idéologie, sinon avec ses propres armes ? Il s’agit de pousser la logique des prêcheurs jusqu’au bout, afin d’en révéler les noires obsessions. «De la même façon que Sade calque ses énumérations de débauches sur les classifications et règlements des manuels de confesseurs, Pichard adopte le dispositif et vocabulaires formels de la morale chrétienne», explique Dominique Radrizzani, qui décrypte en connaisseur ces obsessions vengeresses. Dans la préface du chef d’oeuvre posthume «La Perfection Chrétienne», Radrizzani souligne le goût appuyé de Pichard pour les coeurs ardents et les urnes ornées de guirlandes d’épines qui font de «La Perfection Chrétienne» une si délectable apologie de la géhenne. C’est un ouvrage digne des pires prédications, entièrement constitué d’emprunts aux sermons des plus sévères des Révérends Pères : tous étaient des contempteurs du «vice» et des champions du châtiment…

«Je me suis aperçu qu’on pouvait très facilement accrocher des images sur les fantasmes de ces types qui rêvaient de répression». De leurs textes qu’il collectionne avec passion, Pichard tire des images qui ne sont destinées, dit-il, qu’à illustrer les citations. Elles s’inscrivent en droite ligne des tableaux qui représentent les supplices infligés aux saints, pour fortifier l’âme des croyants. S’inspirant de cette imagerie religieuse, qu’il entend réactualiser et renouveler, Pichard se lance très tôt dans plusieurs énormes projets : il s’attelle à une «Vie des Saintes» tirée de la «Légende Dorée» (texte du 13e siècle racontant le destin sanglant des martyrs), puis se passionne pour la «Vie de Sainte Elizabeth de Hongrie», dont le sort fut particulièrement douloureux…

Parallèlement (entre 1975 et 1996 environ), Pichard recense les châtiments – qu’il met en scène sous la forme de planches somptueuses. Les originaux de ces planches seront exposés du 9 septembre au 10 octobre à la galerie d’art Humus, à Lausanne. On les retrouve dans l’album (édité par Glénat en 2013) «La Perfection chrétienne», titre emprunté à un des ouvrages préférés de Pichard : «Le livre d’or ou l’Humilité en pratique, Instruction utile à tous les fidèles pour conduire à la perfection chrétienne» (1814), qui comporte ce genre d’instruction : «S’il se trouve quelqu’un qui s’attache particulièrement à vous faire de la peine et qui prenne plaisir à vous mortifier par des injures, des outrages ou de quelque autre manière, regardez-le comme un instrument de Dieu».

Il faut aimer son bourreau, recommandent les prêcheurs qui incitent le fidèle à tirer joie de ses souffrances : «Remercie Dieu de ce qu’il veut bien te procurer les moyens d’expier tes péchés». «Ignores-tu que l’abjection et les souffrances son ton véritable pain». «Ah voilà le bonheur qui manquait au paradis : pouvoir souffrir, afin de prouver à Dieu qu’on l’aime»… Les images qui illustrent ces citations sont d’autant plus jouissives qu’elles semblent soutenir parfaitement le propos. Pichard montre les victimes subir les pires crucifixion, empalées sur des godes d’acier et des poires à lavement, la bouche clouée, les tétons reliés par des chaines, le sexe percé, livrant leur nudité à la vindicte publique dans des décors de cathédrale traversées par des envols d’anges et de colombes… Pichard, illustrateur d’ouvrages pieux ?

«Quelle différence y aurait-il entre vous et un animal si vous accordiez à votre corps tout ce qu’il demande ? Il est juste qu’il souffre puisqu’il a été l’instrument du péché».

.

EXPOSITION : « Pichard », les planches originales. Exposition du 9 septembre au 10 octobre 2015 à la Galerie HumuS

«Des planches des albums mythiques Paulette (avec Wolinski), Ulysse, des dessins humoristiques (période Le Rire et Le Fou Rire) accompagnent la première présentation en Suisse de La Perfection Chrétienne, entreprise la plus clandestine et la plus scandaleuse de Pichard : une imagerie que le grand dessinateur a réalisée à la fin de sa vie sur des thèmes obsessionnels d’origine chrétienne.
 Pour public averti. Une partie de l’expo sera réservée aux plus de 18 ans.
 Entrée libre.»

Vernissage le 9 septembre à partir de 18h

A LIRE : La Perfection chrétienne, de Georges Pichard, Glénat, 2013. Equivoques de la pudeur de Dominique Brancher, Droz, sept 2015.

NOTES

(1) Les rares renseignements sur la vie de Quintus Septimius Florens Tertullianus, se trouvent dans l’ouvrage de saint Jerôme, (Des Hommes Illustres) : «II était Africain ; il fut prêtre ; vers le milieu de sa vie, il donna dans le Montanisme et rompit avec l’Eglise.» La famille de Tertullien était païenne. Il se serait converti quelques années avant 197, ce qui explique peut-être son rigorisme (les convertis sont souvent les plus extrêmes) et la violence avec laquelle, rapidement, il aurait fustigé les catholiques qu’il surnommait «les psychiques». Si l’on en croit saint Augustin, il serait devenu sur le tard hérésiarque et aurait fondé la secte des Tertullianistes, qui – à l’époque d’Augustin –, comptait encore quelques adhérents.

(2) «Après avoir dit: «Tu ne commettras point l’adultère«il [Dieu] ajoute: «Tu ne tueras point«. Placer l’adultère avant l’homicide, c’était le flétrir d’autant plus. Ainsi, à la tête de la loi la plus sainte, sur le front de l’édit céleste, où est formulée la défense des prévarications les plus graves, tu peux reconnaître à la place […] de chacun d’eux leur mesure.» (Source : De Pudicitia, de Tertullien)

(3) L’époque de Tertullien – celle des conversions – est aussi celle des compromissions : l’Eglise souhaite convertir le plus grand nombre possible de païens, mais les païens rechignent et… profitent de la vie, en repoussant à plus tard le moment de subir le baptême. «Sûrs que le baptême effacerait un jour leurs fautes, ceux-ci ne se pressaient pas de le recevoir et se donnaient du bon temps sous le couvert de cette certitude. Mauvais calcul ! observe Tertullien, La pénitence est un marché qu’on fait avec Dieu. Donnant, donnant. Dieu vérifiera la monnaie dont on le paie, et il saura rattraper quelque jour le fraudeur. En réalité, la réformation du catéchumène doit commencer bien avant le baptême, au prix des plus douloureux efforts.» Sans quoi, il ira en enfer. Il s’agit de raffermir en eux le désir Sans quoi, il ira en enfer. (Introduction de Pierre Champagne De Labriolle à la traduction française de De Paenitentia, de Pudicitia, 1906)

(4) Elaine Pagels - dans Adam, Eve et le serpent (Flammarion, 1989) – et tout récemment Georges Minois – dans Le Prêtre et le médecin (CNRS éditions, sept 2015) – ont bien montré comment le christianisme du IVe siècle a instauré une manière de penser le corps en rupture avec les pratiques païennes et la tradition juive «condamnant la chair comme jamais auparavant», ainsi que le souligne Dominique Brancher dans Equivoques de la pudeur (Droz, sept 2015).

(5) Source : interview datant de 1978 au magazine Zoom, cité dans l’introduction à La Perfection chrétienne, de Georges Pichard, éditions Glénat.

(6) «La souffrance ou la mort / Dieu l’ordonne, il est sage / Je dois bénir mon sort. / J’ai cueilli quelques fleurs / Pour punir ma folie / Dieu me condamne aux pleurs / Pour un Dieu quand on l’aime / Souffrir est un bienfait / Et la souffrance même / Est un plaisir parfait / Ah qu’on trouve de charmes / A pleurer chaque jour / Quand on répand des larmes / Pour un Dieu plein d’amour» (Recueil de cantiques du Diocèse de Bayeux)

«Les hétéros au bucher» !

$
0
0

Il y a des mots en colère qui donnent envie, comme ceux de l’écrivain Erik Rémès, qui publie – avec Le 21e SEX – un pamphlet traversé par la fureur de tout casser : les culs autant que les conventions. Erik Rémès est un des derniers gays terroristes de la bande à Dustan. Interview.

«Un roman de Rémès, on sait très vite qu’on va se prendre un petit pavé dans la gueule». Voilà comment l’écrivain Thierry Desaules annonce la sortie du nouveau roman d’Eric Rémès (1), «Le 21e SEX» qui, effectivement, frappe fort, avec une verve frénétique, rageuse et haletante. «Le 21e SEX» : voyage au bout des nuits fauves. Plus qu’un roman d’amour initiatique sous speed c’est une analyse sans concession de notre société viciée par l’auto-censure, une société au sein de laquelle même ceux qui, habituellement, «dérangent» ne font plus de vagues : les gays seraient-ils devenus conventionnels et bien-pensants ?

Que pensez-vous des hétéros ?

«Les hétéros, c’est un peu comme les caricatures d’Américains : ils parlent forts, sont vulgaires, ont des goûts de chiottes, sont persuadés de leur supériorité et nous inondent de leur burger culture. Tout est créé pour eux : lois, institutions, imaginaire, etc. L’hétéroland, c’est Euro Disney sous apartheid : tout est fait pour les familles et les mouflets. Et les homos s’y retrouvent stigmatisés. L’homophobie est loin d’avoir disparu. Au contraire, on l’a vu avec le fascisme de la Manif pour tous : «Les PD au bûcher ». Et pourquoi pas : «Les hétéros au bûcher» ? On se prend en pleine gueule notre putain de différence.»

C’est quoi «votre» différence ?

«Un homo doit lutter pour exister. Il est en soi une insulte à la norme dominante.»

Pensez-vous qu’on choisit sa sexualité ?

«Je crois plutôt qu’on la subit. Mais on la subit passivement chez les hétéros. Cela va de soi. C’est beaucoup plus complexe pour les gays. Cela demande une affirmation souvent douloureuse. Un jeune noir ou un juif est accompagné par sa famille qui a subi elle aussi des discriminations. Chez un gay, la famille même est hostile. Un gay naît en territoire occupé hétérosexuel. Il devra se battre pour être homo.»

Quand et comment avez-vous su que vous étiez gay ?

«J’avais douze ans. Je cherchais mes premiers contacts avec des hommes. J’avais honte de moi, de mes désirs. Honte d’être pédé. À cette époque-là, les années 70 d’une France pompidolienne, la fierté gay n’existait pas encore. Être pédé c’était mal (ça l’est toujours d’ailleurs qu’on le veuille ou non). Être un enculé, une abomination.

J’habitais une ville de province, Montpellier. Il fallait se rendre près du lycée Joffre, dans de petits bosquets, la honte au ventre. L’amour y était anonyme. La sociabilité gay s’éclairait de vieux lampadaires.

Plus tard, vers 14 ans, j’entrais dans le premier bar homo de la ville. Ça a été un choc pour moi de voir tous ces homos parler ensemble. Là-bas, je me sentais libre, moi-même. Pour la première fois, les homos de la cité (à l’époque les «gays» n’existaient pas encore), pouvaient se rencontrer à l’abri de quatre murs.

Dans les années 70, on avait peu de repères, peu de représentations de l’homosexualité. Pas de médias, mis à part des revues de danse homoérotique ou de bodybuilding sur lesquels je me masturbais en cachette. Pas de lieux à nous, pas de séries à la télé avec des gays récurrents, même ridicules.

Un jour, dans la rue, je suis tombé sur l’affiche du film «Race d’Ep» de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem. C’était une des premières fois que je voyais une représentation invoquant clairement l’homosexualité. Ça me semblait extrêmement positif.

À la maison, ça ne se passait pas bien. Mon père, absent, en Afrique, m’avait laissé avec une mère ultra-possessive. Quand elle apprit, par hasard, en fouillant mes affaires, mon homosexualité, elle devint littéralement dingue : elle me traita de folle, de tapette, de sale pédé, me gifla et me frappa encore. Elle appelait les flics dès que je voulais sortir. Elle mit des barreaux aux fenêtres.

C’est à ce moment-là que se concrétisa en moi l’idée d’être un jour libre. Que personne n’entrave mes désirs. C’est plus tard, à 24 ans, après avoir même essayé d’être un hétéro normal, que je décidai d’être vraiment gay. On ne naît pas gay, on le devient. Par construction culturelle. Je montais à Paris pour vivre mon homosexualité et mes déviances flamboyantes au grand jour. J’y rencontrais l’émancipation en marche, ainsi qu’un vilain petit virus. La révolution gay était en cours et je voulais y participer. J’ai appris peu à peu la fierté d’être moi-même : pédé, enculé, séropo et même barebackeur. J’ai voulu être libre et que rien ni personne ne m’entrave.»

Pour vous, «être» homo relève donc de l’acte subversif ?

«L’homosexualité est une subversion de l’hétérosexualité. Elle est un lieu idéal de déviance et de création. Elle questionne en creux la norme dominante. C’est là tout mon travail d’écrivain underground : dire merde à l’hétérocratie.»

Les hétéros sont-ils/elles, par opposition aux homos, des personnes conformistes ?

«Oui en effet. Je tiens cependant à préciser que j’ai beaucoup d’amis hétéros et que je les trouve fort sympathiques et drôles. S’ils ne sont pas trop visibles. J’ai beau avoir de la compassion et de la tendresse pour les hétéros, parfois ils m’énervent, eux et leur prétention, leur fatuité, leur obscène normalité. Leurs images de couples omniprésentes et l’hétérorisme de leur idéologie dominante, m’ennuient. Heureusement, le modèle hétéro a fait long feu et s’effondre : explosion des familles, divorces en pagaille, familles homoparentales. Gageons que le mode de vie gay, par les nouveaux modèles qu’ils proposent, apportera réconfort et espoir à ces pauvres hétéros en peine crise de sens et de représentation.»

Faut-il se réjouir que les homos obtiennent des droits similaires à ceux des hétéros ?

«Il y a des militant(e)s qui déplorent le fait que les homos se fondent dans la norme dominante… Mais c’est tout le contraire : nous avons retourné la norme, de l’intérieur. Maintenant, nous pouvons nous marier en mairie. Nous adoptons des enfants. Les fabuleux progrès de la science (PMA, procréation médicalement assistée, et GPA, gestation par autrui) nous permettent d’avoir notre propre progéniture… La reproduction n’est plus le monopole des hétéros. Et tant mieux. La raison d’être des hétéros – assurer la survie de l’espèce – constituait jusqu’ici leur atout biologique. C’était aussi l’argument fondateur des homophobes : «impropre à assurer le renouvellement des membres qui composent la société, l’homosexualité est, par nature, un comportement mortel pour la société. Il n’y a donc pas de raison pour que la société accorde au couple homosexuel, au-delà de la liberté de vivre sa vie, des droits spécifiques» dixit Jean-Luc Aubert, conseiller à la Cour de cassation. Recueil Dalloz.»

Vous êtes pour le mariage des homosexuel ?

«C’est une des plus grandes avancées de la communauté homo et de la société civile hétérosexuelle depuis le droit à l’avortement. Il fallait se battre pour l’obtenir. Je suis marié depuis la promulgation de la loi et j’en suis très fier. On doit viser la destruction de la norme dominante hétérosexuelle. Cette loi, politiquement, je suis pour, parce qu’elle défait l’hétéronorme. Mais moralement…»

Mais moralement… ?

«Moralement, je suis contre.»

Pourquoi ?

«Parce que la normalisation est à double-tranchant. Avec l’avancée de leurs droits, les gays deviennent trop souvent intégrationnistes. Les transpédégouines sont de plus en plus hygiénistes et aseptisés. Les gays seront-ils bientôt aussi ennuyeux et fades que les hétéros ?»

Vous avez peur de devenir ennuyeux ?

«Il faut s’interroger sur l’homonormalité, cette nouvelle race de pédé qui ne rêve qu’à l’adoption, au mariage civil et religieux et à une gentille vie rangée qui ne ferait pas de vague. Pour un pédé radical comme moi, c’est à s’en crêper le chignon. La conquête du pouvoir gay passe par un bonne image, aussi bien à la société - qu’il faut rassurer - qu’aux gays - qu’il faut séduire. Flatter une minorité sans déplaire au plus grand nombre : nous voici en plein politiquement correct.

Après des années de lutte pour faire entendre leur différence et reconnaître leurs droits, beaucoup d’homos aspirent aujourd’hui à vivre comme tout le monde, un conformisme pas forcément du goût de tous, et qui ne signifie pas la fin de l’homophobie dans notre société. On assiste de nos jours à une lobotomie de l’homosexualité. Heureusement, il reste encore quelques folles radicales.»

Comment faire pour empêcher «l’embourgeoisement homosexuel» ?

«Le Sida, le Pacs, la loi contre l’homophobie, et maintenant le mariage gay et le droit à l’adoption sont pour beaucoup dans la reconnaissance et… l’anesthésie des pédés. Bien sûr, le mariage pour tous est une avancée fantastique en termes de droits et de visibilité. Mais cette institutionnalisation des gays et lesbiennes va de pair avec une uniformisation/intégration/indifférenciation dommageable. Les homos comme de nombreuses minorités demandent l’égalité des droits. Dans ce contexte, tout ceux qui dérangent ce processus d’intégration – ceux qui pourrait faire peur au camp majoritaire des hétéros – constituent une menace : les gays hypersexuels, les barebackeurs, les folles, etc. Ceux-là sont rejetés au sein de leur propre communauté…

Il faut se défaire de cette monomanie hétérote de la conformité ; cette tristesse du quotidien engluée dans une vision manichéenne du bien et du mal, du normal et de l’anormal. Le droit à l’indifférence, oui, si on ne perd pas de vue le droit à la différence. L’homosexualité se doit de rester subversive, iconoclaste et créative. Elle doit être la mouche du coche d’une société chloroformée. C’est à elle de proposer des modèles alternatifs et innovants (notamment de vie, sociaux, amoureux et de couples) contre l’atavisme straight : métro, boulot, hétéro»

Que craignez-vous le plus ?

«Une homosexualité à la Big Brother, quasi réactionnaire. Les gays sont parfois des censeurs de première, prompts à stigmatiser l’homo qui sort du rang ou qui donne une mauvaise image de la «communauté». Les voilà homoflics. Ils n’acceptent plus les discours déviants et alternatifs. Ils deviennent répressifs et participent à l’avènement d’un monde qui emprisonne les mots et les idées. Impossible de rien dire sur les juifs, ni critiquer le sionisme, sans être traité d’antisémite. Impossible de critiquer l’intégrisme religieux islamique sans être traité d’islamophobe. Impossible de parler des «pédés» sans être traité d’homophobe. Or, les gays sont loin d’être parfaits… Les prétentions de certains à gommer tous défauts sont nuisibles.

Ne soyons pas trop sages, cela risque de nous perdre. Les gays ne devraient pas donner une image trop consensuelle de folles aimables et propres sur elles. L’intégrationnisme à tout va des homos de ces dernières années, même et surtout s’il apporte de remarquables avancées, ne doit pas faire perdre de vue que l’homosexualité est avant tout diversité.»

.

A LIRE : Le 21e SEX d’Érik Rémès, Éditions Textes Gais. Disponible dans toutes les librairies numériques (Amazon, iBookstore d’Apple, Fnac…). La version papier ne se trouve qu’à la librairie Les mots à la boucheà Paris et sur leur site.

NOTE (1) Érik Rémès, écrivain et sexologue, né en 1964, ancien journaliste à Libération, Nova Mag et Gai Pied, est titulaire de maîtrises en psychologie et en philosophie. Il a publié douze ouvrages dont Je bande donc je suis, Serial fucker, journal d’un barebackeur et le Guide du sexe gay.

ILLUSTRATION : Antoine Bernhart, peintre des apocalypses somptueuses.

Toxicos du sexe : info ou intox ?

$
0
0
Toxicos du sexe : info ou intox ?

On les appelait «nymphos», «maniaques» puis «hypersexuels». Maintenant : «dépendants sexuels». Un stigmate en remplace un autre. Le critère n’a pas changé : ce sont des êtres «tourmentés». Demain soir, une émission sur France 5, intitulée «Sex addicts»leur donne la parole. L’occasion de se questionner.

«A partir du moment où je sors de chez moi le matin, je suis déjà dans le désir d’une femme.» Pour Samir (34 ans, trader), être sex-addict c’est quand «le désir est toujours là, en éveil. Il cherche uniquement à se fixer.» Cela commence, dès le matin, lorsque Samir se rend à la station de métro pour aller au travail. «Il suffit que je vois une femme, bien coiffée, qui marche au loin, ça suffit à me stimuler : j’ai envie de l’embrasser, de lui faire l’amour, de la posséder. C’est extrêmement violent. J’arrive à la bouche de métro il y en a déjà eu cinq. Je prends le métro il y en a eu dix. Le temps que j’arrive au travail il y a déjà eu vingt pulsions sexuelles. Je travaille dans un milieu où beaucoup de femmes sont choisies sur leur physique. Je suis stimulé tout le tong de la journée et je sais que, tôt ou tard, j’arriverais à une situation où il me faudra me libérer, exploser, laisser libre cours à mes désirs…».

Mardi 15 septembre, à 20h35, l’émission Le Monde en face consacre un documentaire de 52 minutes aux «dépendants sexuels », tiré du livre «Les Sex Addicts, quand le sexe devient une drogue dure». Le propos du documentaire se veut bienveillant : il s’agit de faire reconnaître la souffrance des personnes qui affirment être «accros au sexe». «Obsédé, allumeuse, cavaleur, nympho : depuis toujours on les prend pour des pervers ou des séducteurs mais jamais pour ce qu’ils sont. Des dépendants sexuels. On le moque alors qu’ils sont accros. Les sex addicts sont malades du sexe à une époque où il est partout. Mais le regard sur eux change. Peu à peu ils sont reconnus dans leur souffrance. Qui sont-ils ? Comment vivent ils ? Ils ont tous les âges et viennent de tous les milieux. Ils seraient très nombreux : 5% de la population active. Pour les comprendre, il faut les écouter. Leur paroles sont brutes, parfois choquantes toujours sincères.» Quatre hommes et une femme témoignent.

Il y a Elodie (30 ans, serveuse), par exemple : «Je ne me souviens pas des visages, ni des regards. Je suis incapable de dire avec combien de personnes j’ai fait l’amour. J’en sais rien du tout et, au fond, ça me ferait peur de savoir.» Ou bien Max Casanova (30 ans, acteur, réalisateur) : «Toute ma vie en fait tourne autour du sexe, je pense tout le temps à être en contact avec des femmes, toujours différentes… Conquérir ma proie, chercher des nanas, c’est comme un défi. A chaque fois que je suis en contact avec une femme, j’essaye que ça débouche sur du sexe. Faut que je chasse. Faut que je fasse le sniper. C’est comme jouer au tac au tac : si je gratte pas, je saurai jamais le résultat. Moi, je suis un grand joueur, j’ai rien à perdre.» Samuel (gay, 30 ans, sans emploi) : «Etre sex-addict, c’est se perdre dans tous ces corps, ces rencontres. C’est déshumaniser la sexualité. C’est quelqu’un qui n’a plus de liberté».

Pour donner plus de relief à leur parole, les témoins sont filmés dans une pièce peuplée de mannequins de vitrine : corps anonymes, destinés à convaincre le spectateur que le problème des «sex addicts» est comparable à celui des personnes qui se trouvent dans une boutique, débordées par la pléthore. Ce choix de mise en scène n’a rien d’innocent. Il est même révélateur du discours idéologique qui fonde la notion d’addiction sexuelle. Cette notion apparaît au moment où la bourgeoisie prend le pouvoir en France, imposant des valeurs nouvelles : individualisme, hédonisme, économie de marché. Le concept de l’épargne devient central dans ce contexte qui assigne aux citoyens le devoir de faire fructifier les biens, c’est-à-dire de placer l’argent. Qui dit «placement» dit «parcimonie». Dès le siècle des Lumières, l’idée de «raison» va avec celle de «retenue». Il faut rester maître de soi.

S’éclater, mais pas trop.

Alors même que l’Eglise perd son emprise et que la répression des prêtres et des théologiens laisse place aux droits et libertés individuelles… des instances de contrôle nouvelles prennent le relai. Ce sont les instances médicales qui substituent au «péché» la notion d’«aliénation». Nous devenons «aliénés» quand nous avons le sentiment de ne plus être un sujet autonome, mais le pantin instrumentalisé de forces qui nous dépassent.

Dans Les déséquilibres de l’amour(éditions Ithaque), Julie Mazaleigue-Labaste, épistémologue et historienne des sciences, développe l’idée selon laquelle la société moderne repose entièrement sur cette double-injonction contradictoire : s’éclater, mais pas trop. Nos libertés nous oppriment, parce que pour être «libre» il ne faut jamais s’abandonner à l’excès, ni se laisser déposséder. «Le relâchement des contraintes n’a pas été pure libération. Il a coïncidé avec l’intériorisation renforcée des normes de conduites et de désirs, ordonnée à un modèle d’auto-contrainte, de maîtrise et de contrôle de soi et adossé à une culture de la culpabilité laïcisée.» Elle cite, par exemple, Jean-Baptiste-Claude Deslisles de Sales, essayiste des Lumières, qui affirme en 1769 : «Plus la passion de l’amour […] est l’effet d’un besoin pressant, plus elle doit être contenue dans de justes bornes, puisque si elle est la source du plus grand des plaisirs, elle ne donne que trop souvent naissance aux plus affreux tourments ; car où se trouve l’abus du plaisir, là toujours le mal commence». C’est ainsi désormais que se définit «le mal» : comme une forme de boulimie, un abus des bonnes choses.

La souffrance des «sex addicts», certainement, s’inscrit dans cette logique – propre à notre ego-culture – qui n’autorise la volupté que «bien tempérée» : un citoyen doit, par définition, répondre de ses actes et ne pas se laisser submerger par des pulsions… sous peine de tomber dans la catégorie des malades. Dans le documentaire consacré aux «sex addicts», les réalisateurs posent ainsi le problème : «Le dépendant sexuel s’est lui-même coupé de ses sentiments. Il est dans la consommation, la surconsommation. Comme un boulimique, il ne cherche plus le sexe pour le plaisir, mais uniquement pour remplir le manque». La terminologie qu’ils utilisent est très révélatrice de cette association posée entre l’économie de marché et l’économie de soi-même.

Pour Julie Mazaleigue-Labaste, l’obsession du contrôle est l’inévitable conséquence des acquis obtenus lors de la Révolution française : «Car le prix à payer pour une culture individualiste hédoniste s’exprimant dans la glorification du plaisir physique, c’est justement la crainte de ses débordements et de ses possibles excès. Tout comme l’argent, plus le plaisir sexuel prend de place dans les préoccupations d’une société, plus il se fait valeur, plus sa régulation et ses possibles effets négatifs interrogent. Valorisation et anxiété sont les deux faces d’une même pièce.» Autrement dit : ceux qui se définissent comme des «sex addicts» sont les enfants maudits d’un système contradictoire, qui donne d’une main et retient de l’autre. Croyant être sexuellement libres, les «sex addicts» s’aperçoivent qu’ils sont esclaves. Leur souffrance se situe dans ce déchirement entre le rêve et la réalité. Ils croyaient en l’idéal d’une sexualité-plaisir.

Mais, au fond, c’est quoi la sexualité ? A aucun moment, dans le documentaire, la question n’est abordée. Tout repose sur ce présupposé douteux qui assigne à la sexualité humaine une fonction de liant social, vecteur de «bien-être» et d'«épanouissement». Pour la plupart des gens, le sexe sert à produire des orgasmes… orgasmes destinés à renforcer l’attachement entre deux êtres dans le cadre d’une «construction relationnelle durable»… Et si c’était plus compliqué ?

Confession cathodique

Voilà où se situe, certainement, le problème des «sex addicts» : dans cette vision behavioriste étroite, fonctionnelle, rentable, d’une sexualité réduite à de la sociabilité. Les dépendants qui témoignent semblent tous faire le même constat : au début, c’était fun mais ensuite… c’est devenu perturbant. On a le sentiment, en les écoutant parler, qu’ils passent à confesse. Ils répètent le prêchi-prêcha de la psychopathologie. Ils se jugent coupables de pratiquer le sexe «sans sentiments», «sans visage» et «sans plaisir»… Il se couvrent de honte, afin que la révélation publique de leur vie privée participe d’une forme d’expiation. Comble du masochisme, certains se laissent parfois filmer, à visage découvert, sur des lieux de drague…

Il y a une forme d’impudeur presque suicidaire, par exemple, dans la prestation de Max Casanova : «Regarde-moi dans les yeux», dit-il à une fille qui est filmée de dos. La fille s’agite, mal à l’aise. Max lui débite son petit argument : «Au fond de toi, il y a quelque chose qui est caché. Moi je vais faire sortir l’animal qui est au fond de toi. Je sais que tu es une petite sauvageonne, hein ?». La fille se lève poliment et s’en va. C’est tellement énorme. Max encaisse le gros râteau puis, souriant, se tourne vers une autre fille comme un clown lâché sur la piste de cirque, qui fait son numéro… ad nauseam. Faut-il cautionner cette forme d’auto-destruction ?

«Les gens qui se sentent “en défaut de contrôle“ ne répondent pas aux réquisits d’autonomie qui définissent ce qu’est un individu aujourd’hui : il se sentent en “défaut d’être eux-mêmes“, donc ils souffrent, résume Julie Mazaleigue-Labaste. Les troubles empêchant l’individu “d’être lui-même“ sont du coup conceptualisés comme de troubles, et objets de thérapies. Or les thérapies dédiées aux addictions sexuelles sont de type cognitivo-comportementales, qui en général visent directement à restaurer l’autonomie de l’individu face à ses idées, motivations et comportements “non contrôlés“. En contrepartie, ces thérapies génèrent encore plus d’effets de malaise chez ceux qui se sentent en défaut de contrôle, puisqu’elles reposent sur l’idée même que “ne pas se contrôler“, ce n’est pas être soi-même.» Conclusion : «sex-addict» n’est qu’une étiquette trompeuse, culpabilisante et accusatoire au service d’une vision de l’humain qu’il serait peut-être temps de remettre en cause.

Mardi 15 septembre, France 5, 20h35 : SEX ADDICTS dans l’émission Le Monde en face. 52’- réalisation : Florence Sandis et Alexis Marant.

A LIRE : Les déséquilibres de l’amour. La genèse du concept de perversion sexuelle, de la Révolution française à Freud, de Julie Mazaleigue-Labaste, éditions Ithaque.

POUR EN SAVOIR PLUS : La maladie imaginaire ; Etes-vous accro au sexe ? ; Sexe : perdre le contrôle.

Quelle est la différence entre la honte et la pudeur ?

$
0
0

Il existait dans l’ancien Français un mot superbe : «vergogne». Ce mot voulait dire à la fois «honte» et «pudeur». Il a progressivement disparu, lorsque – à la Renaissance – se fait jour l’idée qu’il faut distinguer le sentiment positif (pudeur) du sentiment négatif (honte). Mais pourquoi séparer ?

Dans son sens moderne, «honte» renvoie à la mauvaise conscience, au sentiment d’avoir accompli une faute tandis que «pudeur» renvoie au désir de préserver sa dignité ou de respecter les sentiments des autres. Pour paraphraser Jankélévitch, qui consacre à la question un très joli texte (1) : le honteux voudrait disparaître sous terre alors que le pudique aimerait se montrer discrètement. Le honteux met sa crotte sous le tapis. Le pudique, lui désigne sa crotte par euphémisme.

Dans un ouvrage passionnant – Equivoques de la pudeur tout juste publié aux éditions Droz – la chercheuse Dominique Brancher se penche sur la période durant laquelle, pour la première fois, «pudeur» apparaît dans la langue française. Elle souligne à quel point l’invention de ce mot suscite le malaise à l’époque : beaucoup de penseurs comme Montaigne ou Erasme (suivis plus tard par Rousseau ou Flaubert) dénoncent l’idée reçue qui ferait de la pudeur un sentiment noble ou la caractéristique des êtres raffinés…

Le mot «pudeur» apparaît en janvier 1542 dans «un manuel de règles pratiques» qu’un gentilhomme champenois, Pierre de Changy, «vieillard malade, décide de traduire pour l’instruction de sa fille Marguerite.» Le manuel s’intitule «L’Institution de la femme chrestienne ». Il s’agit de la traduction d’un livre rédigé en latin quelques vingt ans plus tôt par Jean-Louis Vivès (1492-1540), un juif espagnol converti au christianisme, qui a fait ses classes à la Sorbonne, puis a enseigné comme professeur à Oxford avant d’être banni d’Angleterre et de finir sa vie à Bruges (2). L’ouvrage, traduit en français après la mort de Vivès «connaît une fortune incalculable dans toute l’Europe». Pierre de Changy, qui l’a non seulement traduit mais largement réécrit, use à quatre reprises du terme «pudeur» pour traduire le latin «pudor». Mais dans quel but a-t-il inventé ce mot ? La langue française du XVIe siècle est riche de termes désignant le fait de rougir ou d’avoir honte… Il existe en effet une foule de mots pour traduire le latin «pudor» : «Jusqu’au XVIe siècle, la langue française accueille divers substantifs dérivés du verbe pudere : “pudorité“, “pudicicie“, “pudicité“ et d’autres termes correspondant à ce champ notionnel : “honte“, “verecondie“, “verecunde“, “vergoigne“…». Etant donné qu’il existe au moins sept mots courants pour traduire «pudor», quel besoin avait Changy de créer un néologisme ?

Dominique Brancher suggère une explication : il fallait un mot inédit pour désigner cette nouveauté qu’est la «honte honnête». Les mots qui existent déjà dans la langue française présentent pour caractéristique de désigner pèle-mêle aussi bien la honte bonne que mauvaise… «L’histoire du trouble entre “honte“ et “pudeur“, ces deux émotions proches qui “pourtant, tel un Janus aux deux visages, paraissent regarder dans deux directions opposées (3)“ est polyglotte», dit-elle. Traduction : avant l’entrée en scène du mot «pudeur», les valeurs positives et négatives des mots comme «vergogne» ou «honte» apparaissent inextricablement mêlées. Leur sens est toujours double, déjouent toutes les tentatives de séparer le bien du mal. «A l’instar des usages antiques, ils endossent un sens positif aussi bien que péjoratif, servant éventuellement à désigner les parties sexuelles, ce lieu paradoxal d’une révérence horrifiée où semblent se rejoindre les deux acceptions.»

Ainsi, à cet endroit même du corps que l’on désigne sous le nom de «vergogne», «pudorité», «pudicité» ou encore «verecondie», la haute conscience de ce que l’on se doit à soi-même côtoie le sentiment de la culpabilité, dans un jeu de miroir qui donne à l’être humain toute l’épaisseur de ses contradictions.

Arrive le mot «pudeur». Et avec lui l’ambition nouvelle de disjoindre les fonctions basses du corps des fonctions élevées de l’esprit. Il s’agit de dresser un mur entre la personne qui excrète, baise, sue, pète ou rote de la personne qui chante des cantiques ou rédige des poèmes d’amour. Ces personnes – qui n’en forment désormais plus une, mais deux – doivent être distinguées. De même, certaines activités corporelles doivent être dissimulées. «La Renaissance encourage une polarisation plus nette du public et du privé, partant de ce qui peut être montré et de ce qui peut être caché», résume Dominique Brancher. Faut-il s’en étonner ? C’est à ce moment-même qu’apparaît un autre mot : «obscène», qui désigne les choses à bannir de l’espace publique. La censure des ouvrages imprimés devient de plus en plus forte. Les index romains, «dès 1564, suite à la révision du concile de Trente, introduisent la catégorie du livre obscène en le distinguant de l’impiété». La Renaissance élabore lentement les principes d’une répression, qui s’exerce alors même que l’imprimerie, en plein essor, inaugure ce que l’on appellera «la société de l’information». Les doctrines «scientifiques» se répandent en langue vernaculaire : danger. Il faut contrôler le contenu des ouvrages médicaux, dont les planches dévoilent l’indécence des corps ouverts à tous les regards…

«D’autres organes de contrôle se mettent en place de façon indépendante, comme la Faculté de Médecine de Paris, qui s’arroge officiellement un droit de regard sur toute publication médicale par son arrêt de 1535», note Dominique Brancher qui souligne que la répression sexuelle se fait également jour dans les archives criminelles des XVIe et XVIIe siècles : «En France, lois et jurisprudence mettent lentement en place une vision négative des excès de la chair, relayée par l’action des confesseurs qui s’intéressent particulièrement aux pratiques des époux.» L’avènement du mot «pudeur» à la Renaissance est donc très révélatrice des contradictions sociales qui marquent les mentalités encore de nos jours. Ce mot, – qui dissipe l’ambiguïté sémantique attachée au vocabulaire de la «vergogne» –, est dénué de toute culpabilité. C’est un mot «positif» qui inaugure une vision nouvelle de l’individu, libéré de la faute. Mais il faut se méfier des mots qui positivent. Parce que loin de «libérer» l’homme, ils l’amputent d’une part de lui-même, qui est la part de l’ombre. La part du diable. La part du plaisir. Désormais, l’individu n’a plus le droit d’être à la fois ange et bête. Il doit choisir : soit l’un soit l’autre. Soit la honte, soit la pudeur.

.

A LIRE : Equivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la renaissance, de Dominique Brancher, Droz, sept 2015.

NOTES

(1) Texte de Vladimir Jankelevitch intitulé «De la honte à la pudeur». C’est le chapitre IX du «Traité des vertus», tome 3 (L’Innocence et la Méchanceté), Bordas, 1970. Réédité chez Payot en 2011.

(2) La vie de Jean-Louis Vivès est pour le moins agitée. Il écrit des livres à succès, milite pour l’accès des femmes à l’éducation, écrit des lettres aux papes et aux rois pour les engager au dialogue, engage des recherches en psychologie, se démène pour obtenir des postes et s’exténue à rédiger un commentaire colossal de la «Cité de Dieu» qui fait un bide complet… C’est au moment de cet échec commercial, en 1524, que Jean-Louis Vivès publie un petit manuel d’éthique féminine, détaillant la façon dont les jeunes filles doivent s’habiller et se conduire afin de participer, elles aussi, à l’essor moral de la société.

(3) Source : «La vergogne historique…», de Damien Boquet. Dans : Rives méditerranéennes, 2008.

ILLUSTRATION : LES ÉCRANS, 11 MARS 2011, JAPON, de Jacques Ristorcelli, aux Éditions Matière
 www.matiere.orgJETEZ UN œil À TOUT (61 pages, 18 textes)

Toutes les femmes sont des catins…

$
0
0

Beaucoup de femmes trouvent normal qu’un inconnu leur offre un verre pour «rompre la glace». D’autres estiment que si un homme veut sortir avec elles, il doit offrir le restaurant. Pour elles, c’est le «minimum de la galanterie». A l’homme de raquer. Est-ce juste ?

Dans les années 1980, une anthropologue, Paola Tabet, remet complètement en cause la distinction habituelle entre sexualité vénale et sexualité sentimentale. Dans le spectre large qu’elle nomme «l’échange économico-sexuel» et qui va de la passe au mariage, il devient difficile de séparer, aussi nettement qu’avant, les femmes que l’on paye (pour une fellation de 10 minutes) et celles que l’on épouse («jusqu’à ce que la mort nous sépare»). Chaque fois qu’un homme aborde une inconnue, – que cela soit sur un trottoir, dans un bar, sur Internet ou à la sortie de la messe –, si l’homme a des vues sur elle, il empruntera le chemin détourné de la négociation.

Pour Paola Tabet, l’accès à la sexualité fait TOUJOURS l’objet d’une transaction qui implique l’argent à un niveau ou à un autre. «Dans un contexte général de domination des hommes sur les femmes, les rapports entre les sexes ne constituent pas un échange réciproque de sexualité», dit-elle. C’est-à-dire que les femmes sont éduquées à demander non pas du plaisir quand elles en donnent, mais autre chose : une protection, un foyer… Il est extrêmement mal vu qu’une femme se mette en quête d’un mâle juste pour avoir sa dose de plaisir sexuel.

Historiquement, c’est une question de survie, explique Paola Tabet. Dans les sociétés qui interdisent aux femmes l’accès au travail, à l’autonomie financière ou au patrimoine, les femmes n’ont pas d’autre choix que de monnayer la seule et unique ressource qui leur reste : leur corps. Dans les sociétés marquées par «la division sexuelle du travail et l’accès différencié des hommes et des femmes aux ressources», où le monopole des richesses revient aux hommes, les femmes sont réduites littéralement aux dernières extrémités : elles utilisent la sexualité comme monnaie d’échange – parce que c’est la seule chose dont elles puissent effectivement disposer. «Dès lors les relations sexuelles prennent un relief tout asymétrique, devenant à la fois symbole et verrou de l’inégalité des sexes» (1).

On pourrait penser que notre société, plus «égalitaire», réserverait un sort meilleur aux femmes. N’ont-elles pas le droit de disposer d’un compte en banque, d’hériter des biens familiaux et d’effectuer tous les métiers qu’elles veulent ? Hélas. Les mentalités n’ont guère bougé. Pour la plupart des gens, le sexe-pour-le-sexe, ce n’est pas très «féminin».

Les jeunes filles sont élevées dans l’idée qu’elles doivent être «sérieuses», ce qu’il faut traduire : «Ne joue pas avec le sexe. Ne t’amuse pas». Seuls les hommes ont le droit de prendre du bon temps. Les femmes, elles, sont tenues de «s’investir» (le terme est loin d’être innocent). On attend d’elles une implication affective, c’est-à-dire la mise en œuvre opérationnelle d’un projet conjugal. Il faut qu’elles trouvent le type fiable avec qui construire le couple. Elles n’ont pas droit aux «plans cul», mais seulement aux «business plans». Et pour cela tous les moyens sont bons : «se mettre en valeur avec le décolleté ouvert» puis faire mine de n’avoir pas envie, prendre l’air distraite ou distante («les hommes raffolent des femmes difficiles, un challenge dont ils sont fiers»), se refuser le premier soir, n’accorder qu’un baiser le deuxième, lancer des promesses allusives («mordre timidement sa lèvre charnue, montrer furtivement une aisselle sexy»), faire durer l’attente («lui dire non: l’homme est subjugué par la femme qui a du tempérament !»)

Toutes ces techniques dont les magazines pour ados et les sites de coaching amoureux ne cessent de vanter les vertus ont quelque chose d’odieux. Car de quoi s’agit-il au fond si ce n’est de nier ses propres envies (2) pour faire monter toujours plus haut les enchères ? Aux jeunes filles, on apprend que leur corps représente un capital. A elles de le faire fructifier. Aux femmes adultes, on répète qu’elles ne valent rien si un homme n’est pas prêt à payer pour elles : «Que serions-nous enfin, sans cet empressement de l’homme à nous satisfaire, à nous offrir le petit (ou le gros) cadeau ?».

Malgré les acquis obtenus depuis les années 60, malgré la pilule, les injonctions sociales sont donc toujours les mêmes : il faut que la sexualité de la femme reste monnayable. On ne dit pas aux adolescentes : «Explore ton corps, exprime tes envies, trouve-toi de bons amants.» On leur dit : «Ne sois pas facile. Si tu te donnes trop vite, aucun homme ne voudra de toi». Ce faisant, on leur met dans la tête qu’elles seraient des putes si elles faisaient comme les garçons. Mais au fond, quelle fille est la plus pute ? Celle qui veut juste se taper un bon coup ? Ou celle qui exige, – pour «coucher» –, qu’on lui offre fleurs, dîners, sorties, voyages et mariage de standing ?

Et puis surtout : à qui profite ce petit jeu de marchandage sexuel ? Qui est gagnant dans l’affaire ? L’homme forcé de payer pour un peu «d’amour» ? Ou la femme qui doit «faire jouer ses atouts» pour obtenir un statut social ou une promotion ? Paola Tabet, incisive, dénonce le marché de dupe. C’est la femme qui se fait flouer, dit-elle. Quand elle croit être gagnante, en réalité, elle se fait arnaquer. Les thèses de Paola Tabet ont d’ailleurs été réunies en 2004 sous le titre «La grande arnaque».

La grande arnaque, dit Paola, c’est qu’au lieu d’avoir du plaisir en échange de plaisir, la femme obtient une rétribution en échange d’un travail : la voilà «prestataire de services». «L’échange est inégal», souligne Paola, car la femme devient une subalterne sur le plan sexuel. Elle doit fournir de bonnes performances au lit. L’homme offre une compensation, en «généreux donateur» (3). Elle doit remercier. S’il ne l’a pas fait jouir, impossible pour elle de se plaindre. On ne peut pas tout avoir dans la vie. Il faut choisir : le beurre et l’argent du beurre ? De toute manière, cela tombe très bien : dans notre société, les jeunes filles sont éduquées à nier leurs désirs. On les maintient dans la méconnaissance de leur corps et de leur sexualité. Elles n’ont jamais appris à demander du plaisir. Elles ont appris à croire – ou faire croire – qu’elles voulaient juste «une épaule d’homme sincère». Des diamants et des câlins, c’est tout ce dont une femme a besoin n’est-ce pas… Voilà comment on «exproprie les femmes de leur corps», conclut Paola Tabet. En les encourageant à «ne se donner qu’au plus offrant». Alors qu’elles devraient choisir le meilleur baiseur, celui dont le cerveau fécond, plein d’étincelles magiques…

.

PROCHAIN ARTICLE : les femmes sont toutes tenues de «négocier» leur sexualité, mais il y en a qui – à ce jeu de dupe – s’en tirent mieux que d’autres. Lesquelles ?

A LIRE : La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, de Paola TABET, L’Harmattan (Bibliothèque du féminisme), 2004.

NOTES

(1) Source : compte rendu de lecture par Félicie Drouilleau, Clio. Histoire‚ femmes et sociétés 22 (2005).

(2) «l’acte sexuel n’est que la cerise sur le gâteau pour une femme amoureuse, ce qui compte vraiment pour elle c’est une présence rassurante, bienveillante et équilibrée. Montrez-vous à la hauteur de ses aspirations, apprenez à mieux la connaître, à gérer ses humeurs oscillantes de femme, à lui offrir votre épaule d’homme sincère». (Source : Le blog des problèmes de couple)

(3) «Sachez que sur ce site whatsyourprice.com, littéralement «Quel est votre prix?», votre valeur sur le marché de la séduction monte ou descend en fonction de votre succès auprès des internautes. Vous créez votre profil, avec une photo et vous attendez les offres. Il y a deux catégories de personnes : les séduisants, ceux qu’on va chercher à inviter à dîner (les femmes la plupart du temps) ; de l’autre côté, vous avez les généreux, ceux qui doivent payer pour séduire (évidemment, les hommes)». (Source : France Inter)


Des fabricants de perversité ?

$
0
0

Les fabricants de monstres ont-ils sévi au Japon ? La légende dit qu’ils enlevaient des enfants pour les transformer en objets de curiosité… La Halle Saint Pierre expose actuellement 25 affiches inspirées de ces spectacles «pervers».

Il existe au Japon, depuis l’époque Edo (1600-1868), une tradition de baraques de foire – les misemono goya (1) – incluant des attractions dites «perverses» : les hentai misemono. Au XVIIIe siècle, les spectateurs s’y précipitent pour voir des «femmes-serpents» (hebi-onna) qui s’introduisent des reptiles dans la bouche et des hommes au testicule hypertrophié exhibant un scrotum de la taille d’une pastèque…

Chaque baraque propose un divertissement différent. Il y a la baraque des fœtus mal formés, les numéros de saltimbanques, la «maison des fantômes», celle des poupées grandeur nature reproduisant une scène de crime… En 1776, tout Edo court voir une femme haltérophile qui soulève une charrette chargée de lourds ballots. Elle est d’une extraordinaire beauté et fait 1,80 mètre, taille non moins extraordinaire à l’époque, ce qui explique qu’en dépit du truquage évident de la mise en scène tant de badauds se précipitent pour s’ébaudir… Ils savent tous qu’elle exerçait à l’origine la profession de prostituée. Cela fait partie du spectacle : il faut que l’inédit se mêle au grivois. Tout est bon pour attirer le chaland, y compris les dissections d’animaux «en live» ou les acrobaties lubriques.

Dans une étude passionnante – «Attractions foraines au Japon sous les Tokugawa» (2) – le chercheur Hubert Maës cite le cas d’exercices équestres «périlleux» : «En 1831, à Nagoya, fut représenté pendant quelques jours le numéro miire koma ou «le cheval séducteur».«Monsieur le cheval, m’aimez-vous ?», disait la femme.«Hi, hin», répondait le cheval.«Monsieur le cheval, voulez-vous faire cela avec moi ?»… Des spectacles de lutte sumo «insolite» attiraient aussi les foules : des femmes seulement vêtues d’un pagne affrontaient des aveugles, prétexte à d’obscènes enlacements. «La condition pour que de tels spectacles fussent agréés par les autorités, était que les participantes […] ne fussent pas d’âge ni d’apparence à éveiller chez les spectateurs d’autre sentiment que l’enthousiasme sportif. Mais il apparaît que cette condition n’était pas toujours respectée.» Dans certaines baraques, des jeux d’adresse consistaient pour les visiteurs à tenter de toucher les parties génitales d’une femme aux cuisses écartées, à l’aide d’une sarbacane. Dans sa bande dessinée «Lady Snowblood», Kazuo Koike en donne la version la plus cruelle (proche du jeu de fléchettes), rythmée par le chant du bateleur : «On vous dévoile le Bouddha sacré ! On va vous montrer le vrai truc ! Ça vaut le détour ! On lit dans vos yeux que ça vous plaît hein ? On voit les amateurs ! Tout le monde aime ça ! C’est normal !».

Les cabanes sont nommées kakegoya : «Il s’agissait le plus souvent de stores de roseau supportés par des perches. Ces minces parois n’étant pas imperméables, le spectacle n’avait lieu que par beau temps. Au-dessus de la cabane flottait une banderole, portant en caractères blancs sur fond de couleur le titre de misemono. Au-dessus de la porte, recouverte d’un court rideau, se dressait une affiche qui promettait des merveilles. On recevait à l’entrée, pour quelques sous, une plaque de bois qui tenait lieu de ticket. A l’intérieur : une estrade et quelquefois des bancs. Le spectacle était généralement commenté, – éventail ou baguette en main –, par un présentateur, cependant qu’à l’extérieur un racoleur ameutait les badauds aux cris de «Hyôban, hyôban !» Traduction : «On en parle ! Toute la ville en parle !».

Les affiches, bien sûr, contribuent fortement à faire monter la tension, ne serait-ce qu’à l’aide de couleurs éclatantes. Elles mettent en scène d’étranges visions : femme échevelée caressant des serpents à l’abri d’une maison en ruine au milieu de la forêt… Famille éplorée assistant à l’accouchement d’une jeune parturiente… Combat au corps à corps entre deux beautés dénudées…

A la fin de l’époque Edo, ces attractions servies par d’étonnantes bannières font fureur à travers le pays. Et maintenant? «Dans les années 1960, il n’en restait qu’un peu moins de cinquante. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule compagnie en activité – elle se déplace de façon itinérante dans les foires et festivals locaux», explique Kyoichi Tsuzuki, journaliste et collectionneur d’affiches de misemono (3). Les plus belles pièces de sa collection – 25 banderoles géantes datant des années 60-70, signées par les deux derniers artistes connus du genre – se trouvent actuellement à la Halle Saint Pierre, dans le cadre de l’exposition «Hey ! Modern art et pop culture», organisée par Anne et Julien. Pour Kyoichi Tsuzuki, le fait qu’un Musée les accueille relève d’une forme de reconnaissance indispensable à leur salut : ces banderoles, au Japon, personne n’en veut. Elles pourrissent et disparaissent les unes après les autres, dans une indifférence teintée de honte… «Le freak show est quelque chose de tabou», dit-il, en faisant discrètement allusion au statut infamant des artistes qui gagnent leur vie dans le misemono. Ce sont des «non-humains» : «Ils ont toujours été sujets à discrimination, considérés comme des parias, ou des individus naviguant en marge de la société respectable, convenable».

Bien qu’ils aient pratiquement disparu, ces marginaux font encore un peu peur de nos jours. Kyoichi se rappelle que, lorsqu’il était petit, il aimait voir apparaître ces baraques… synonymes d’interdit. «Un théâtre temporaire était construit dans un coin du champ de foire […]. Comme il était impossible de voir ce qui se passait à l’intérieur, d’immenses banderoles et un inlassable MC (maître de cérémonie) étaient chargés de vous encourager à dépenser votre argent : «Venez voir! Quelque chose de macabre est en train de se passer juste en ce moment!» Les enfants frissonnaient. Les parents leur disaient de ne pas traîner près des baraques… Des vieilles personnes affirmaient que les forains enlevaient des petits garçons et des petites filles pour les transformer en monstres de foire. La légende de ces enlèvements s’appuie-t-elle sur une réalité ?

Dans un mémoire consacré aux misemono, la traductrice Miyako Slocombe raconte : «Devant le succès considérable de leurs spectacles et pour satisfaire la demande, les forains étaient toujours à la recherche d’êtres anormaux, ce qui les a poussés à acheter des monstres fabriqués de toutes pièces.» Elle cite l’exemple des «hommes-jarres» (hako-zume), enfermés à la naissance dans un récipient afin de les faire grandir sous pression. Leur tête seule dépassait, par l’embouchure, et leur corps comprimé effectuait sa croissance en se déformant de façon irréversible. Ensuite, il n’y avait plus qu’à briser la jarre.

La légende des enfants kidnappés puis transformés en monstres revient souvent dans la culture populaire au Japon. Elle fait le miel du dessinateur Suehiro Maruo. L’écrivain Mori Ogai en parle dans des textes hélas non-traduits, de même qu’Edogawa Ranpo dans un polar au titre explicite : «Le Démon de l’île solitaire». Dans ce roman-feuilleton, publié entre 1929 et 1930, deux ans avant la sortie de «Freaks» (le film de Tod Browning), Ranpo évoque avec délices «un enfant à qui l’on aurait fait boire du vinaigre tous les jours dans le but d’en faire un homme-méduse» : ses articulations devenues «complètement ramollies» lui permettent de se mouvoir suivant de sinueuses et horribles trajectoires… Il évoque aussi l’effroyable «femme qui rit» (kuchisake onna), à la bouche largement fendue, ouverte jusqu’aux oreilles, comme un cadavre vivant.

Beaucoup des monstres de misemono s’inspirent des histoires de fantômes japonais. Ils sont identifiés à des êtres mythiques (kappa, sirènes, roku-rokubi ou démons) et les bateleurs ne manquent jamais de souligner que leurs malformations sont dues à des mauvaises actions commises dans une vie antérieure. Il ne s’agit pas pour le public de seulement «regarder», ni même s’apitoyer ou s’horrifier. Il s’agit au contraire de «participer» à la punition d’un coupable. Le fait de voir n’est pas innocent : il suppose la honte. Ainsi que le souligne Miyako Slocombe, le mot misemono, littéralement «chose que l’on montre», se définit d’ailleurs ainsi dans le dictionnaire japonais : «Être exposé aux yeux du public pour le divertir. Être exposé à la honte».

Le hentai-misemono s’inscrit dans un contexte religieux, fortement marqué par le concept bouddhique de la métempsycose. Les baraques, d’ailleurs, sont souvent installées dans l’enceinte des temples au moment-même où les trésors sacrés sont montrés au public : lorsqu’ils vont se recueillir devant la statue d’un bouddha, les visiteurs en profitent pour se réjouir entre les centaines d’attraction foraines qui accompagnent toujours la cérémonie du kaichô («ouverture du rideau») lors de laquelle l’objet de culte est présenté aux fidèles… Il y a donc un continuum entre la relique et le monstre. La baraque de foire ne se contente pas d’offrir une simple exhibition : elle est le lieu d’une rédemption possible, car l’être offert à la curiosité de tous, exposé aux moqueries, ridiculisé en public, ne l’est jamais que pour pouvoir expier ses fautes. Nul ne doute, semble-t-il, qu’il en ait commis de très grandes car ses fautes sont visibles. Le monstre de misemono n’a donc rien d’une victime. Il est au contraire un coupable, ainsi que son corps en témoigne. Qu’il ait été transformé en monstre par une maladie, par la torture ou qu’il soit né contrefait, peu importe. Il a un mauvais karma. Seule une vie de punition peut lui garantir le bonheur… dans une vie suivante. Voilà probablement pourquoi, de nos jours encore (4), c’est dans l’enceinte de lieux sacrés que les descendants des forains continuent d’exercer.

.

A LIRE : «Le Démon de l’île solitaire», d’Edogawa Ranpo. Traduit en Français par Miyako Slocombe. Aux éditions Wombat.

Catalogue de l’exposition «Hey ! Modern art et pop culture», dirigé par Anne et Julien. Aux éditions Ankama.

A VOIR : exposition «Hey ! Modern art et pop culture», organisée par Anne et Julien. A la Halle Saint Pierre. Jusqu’au 13 mars 2016. Halle Saint Pierre : 2, rue Ronsard– 75018 Paris (Métro : Anvers/Abbesses). Ouvert tous les jours. En semaine de 11h à 18h. Le samedi de 11h à 19h. Le dimanche de 12h à 18h

Spectacle néo-forain «curiosité satisfaite et divertissement garanti» : «On a volé le bras de Costentenus», par la compagnie HEY! la Cie, créée par Anne et Julien. Du 21 octobre au 1er novembre. Le teaser du spectacle.

PLUS D’INFORMATIONS : Présentation de l’exposition ; Présentation de la compagnie Hey! ; Présentation de la première expo à la Halle Saint Pierre ; Présentation de la revue.

NOTES

(1) Asakura Musei, le plus grand spécialiste du misemono, divise les spectacles de misemono en trois types : les gei (tours de force, d’adresse, de prestidigitation, etc.), le hentai-misemono (exhibition de monstres, de choses anormales, d’animaux exotiques, de pratiques sexuelles rares) et le saiku (montage figuratif, théâtre d’ombre, lanternes magiques, sculptures animées, décors mécaniques). Source : Hubert Maës, «Attractions foraines au Japon sous les Tokugawa».

(2) Source «Attractions foraines au Japon sous les Tokugawa», d’Hubert Maës. Texte publié dans «Histoire galante de Shidoken», de Furai Sanjin (Hiraga Gennai). Traduit par Hubert Maës. Publié par le Collège de France, Bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes Japonaises, l’Asiathèque. 1979.

(3) Source : le catalogue de l’exposition «Hey ! Modern art et pop culture», aux éditions Ankama.

(4) La dernière troupe encore en activité est visible au sanctuaire de Yasukuni, chaque juillet pour la mitama matsuri. Mais peut-être plus pour longtemps : en 2015, plus de femme-serpent, plus de bateleur, plus d’affiches… Cette année-là, le sanctuaire a interdit le misemono, pour des raisons d’ordre public.

Faites sortir les monstres

$
0
0
Faites sortir les monstres

Au XIVe siècle, un obscur fonctionnaire tombe gravement malade puis – miraculeusement guéri – se met à dessiner des cartes marines d’une stupéfiante exactitude dans lesquelles se cachent des monstres, des nus et des viols…

Le 31 mars 1334 Opicino de Canistris (1296-1355) – employé comme scribe à la Cour papale d’Avignon – est victime de ce qu’il décrit comme une maladie subite, sans cause, qui le laisse «presque mort» pendant trois semaines. Son état est si désespéré qu’on lui administre l’extrême-onction. Pourtant, il ne meurt pas. A son réveil, frappé d’amnésie, il se souvient seulement d’avoir vu un jour après les vêpres «un vase dans les nuages».

Suite à sa maladie, il perd l’usage de son bras droit. Rupture d’anévrisme ? Le 15 août, il rencontre «en rêve la vierge Marie tenant son enfant». Cette vision marque le début d’une étonnante guérison : son bras droit ne lui obéit plus et se met à dessiner des «images sans aide humaine», avec une vigueur inconnue jusqu’ici. Ce bras, devenu «plus fort qu’auparavant» trace des diagrammes qu’Opicino nomme des «œuvres spirituelles». Elles sont maintenant révélées au public dans un ouvrage tout juste publié aux éditions Zones Sensibles sous le titre Dialectique du Monstre.

Œuvres spirituelles ou démoniaques ?

En 1335, Opicino se met à dessiner des cartes géographiques desquelles émergent, – si on les regarde en négatif ou à l’envers –, des formes encastrées les unes dans les autres… Il en fait jusqu’à trente versions différentes. Elles sont toutes d’une rigoureuse et remarquable précision (1). Mais dans les contours des étendues marines les figures hybrides s’intriquent au fil d’agressions en perpétuel mouvement. L’Europe est tantôt homme, tantôt femme. «Elle porte dans son ventre sanguinolent, en Lombardie», un fœtus qui «semble sur le point de naître par césarienne dans le golfe de Gênes». L’Afrique du nord est un moine. L’océan, un barbu à pattes de bouc, dont le sexe en érection éjacule sur le littoral d’Alicante. «Le poing d’un bras remontant l’Adriatique agresse les parties génitales de la femme dans la lagune vénitienne.» Ces images obsessionnelles, assorties de diagrammes complexes, recouvertes de textes en latin mêlant souvenirs d’enfance et citations de la Bible, sont réalisées dans le plus grand secret.

Un secret qui tombe dans six siècles d’oubli

Opicino écrit sur l’une d’elles : «Jusqu’à présent, cette œuvre n’a été révélée à personne, si ce n’est à certains qui ne pouvaient comprendre, tandis que je gardais le silence.» Lorsqu’il meurt, toujours muet, ses cartes sont conservées au Palais d’Avignon sous des amas de manuscrits jugés sans importance. La seule indication que l’on possède de leur existence figure dans un inventaire de la Bibliothèque apostolique du Vatican, datant de 1594, qui décrit «un livre plein de figures difficilement compréhensibles […] avec de nombreux mystères». Le «livre» est découvert cinq siècles plus tard, suscitant d’innombrables controverses : s’agit-il de l’œuvre d’un fou ou d’un mystique ?

Opicino : aliéné mental ou visionnaire ?

Carl C. Jung – dans une lettre de 1936 – suggère qu’Opicino souffrait d’une schizophrénie peu ordinaire, citant Shakespeare («Il y a de la méthode dans la folie») pour désigner ce cartographe dément qu’il compare à Hamlet. En 1952, un autre médecin de l’âme – auteur de l’ouvrage Psychanalyse de l’art – classe Opicinus dans la lignée des artistes psychotiques et, sur la base de traductions erronées, lui invente des traumatismes infantiles. C’est finalement un historien (Sylvain Piron) qui traite tout en nuances le dossier avec l’aide d’un spécialiste des psychoses (Philippe Nuss). La traduction du manuscrit, entièrement retravaillée, fait entendre la voix d’un homme dont «la souffrance psychique ne fait du moins aucun doute». L’ouvrage – illustré de 40 étonnantes reproductions – replace son œuvre dans le contexte précis du XIVe siècle et laisse l’énigme ouverte.

Pourquoi vouloir à tout prix poser un diagnostic ?

«L’activité graphique d’Opicino se déploie dans un dialogue avec l’au-delà», explique Sylvain Piron qui insiste sur le fait que, dès 12 ans, l’artiste développe un don inouï : doté d’une «conscience géographique aiguë», le petit Opicino «indique du doigt les directions» de telle ou telle ville d’Italie sans jamais se tromper. «A chacun de ses déplacements, il enregistre les mesures des trajets, comptés en pas, en milles ou en journées de marche ; il observe la différence des mesures anciennes et modernes, compare la longueur des lieues italiennes, provençales et dauphinoises. […] Son habileté à dresser un plan zénithal de sa ville natale est plus saisissante encore. La comparaison avec une photographie aérienne du centre-ville révèle une coïncidence presque parfaite avec son tracé des rues et des murailles, y compris dans l’inclinaison de 15° par rapport à l’axe est-ouest.» Opicino voit tout comme en «vue satellite».

Comment lire ses cartes ?

Outils de déplacement non pas physique mais mental, ces cartes ouvrent le monde«à toutes les trajectoires et projections possibles.» Les villes qu’Opicino relie entre elles prennent place dans un rébus d’inspiration divine qu’il s’amuse parfois à résoudre en jeux de mots ésotériques… Il voit sa «ligne de rédemption» passer par «l’immolation» (Imola) de «tous les biens» (Bologne), par «mutation» (Modène) du «régime» (Reggio) du «bouclier» (Parme), jusqu’au «décret» (Plaisance) de Dieu.» Il fait de son nom même – Canistris (déclinaison du mot latin canistra«panier tissé», «corbeille») la «racine» d’un osier qu’il faut tisser par cercles concentriques afin d’en faire le vase d’une âme enfin purifiée… Ses cartes tournent en spirale, comme des prières, incessamment répétées en direction de la vierge. C’est lui qu’il voit sur les genoux de la Madonne. C’est son visage en oraison qu’il reproduit sur le pourtour des plans tracés à l’aide de compas, accompagnés de sa confession. Il souffre et il a peur. Sa peur s’inscrit, sous la forme de monstres, au détour de chaque frontière : le monde terrestre, voué au mal, n’est qu’un fouillis de corps violentés.

Cartographie de l’inconscient ?

Pour l’historien Sylvain Piron, il y a une forme de catharsis dans cette violence qu’Opicino s’impose. Lorsqu’il dévoile «ses fantasmes les plus crus», ne tente-t-il pas de les mettre à mort ? «Je me suis souvenu d’une déclaration fulgurante d’Antonin Artaud, vers le début du premier cahier tenu à Rodez :«Je n’accepte pas l’inconscient. Je n’en veux absolument pas en moi». L’affirmation vertigineuse résonne comme une déclaration de guerre. Elle décrit le principe d’un mouvement d’expression illimitée qui caractérise effectivement ses cahiers : l’enjeu de ce travail d’écriture était bien de tout exposer, sans rien garder caché. Toutes proportions gardées, encore une fois, c’est une démarche similaire qu’engage Opicino dans ses propres papiers et cahiers, en allant bien au-delà de ce qu’exigerait la plus rigoureuse des confessions».

Citant d’autres aphorismes qui font écho aux œuvres d’Opicino «avec une terrible acuité», Sylvain Piron note que «la confession radicale» confronte toujours l’humain à ses démons : «C’est à force de descendre dans les enfers de la douleur que je finirai par les abolir», disait Artaud. Le premier découvreur d’Opicino, l’historien de l’art Aby Warburg (qui sombra lui-même dans la folie avant d’en sortir comme par miracle) le disait ainsi : Per monstra, ad astra. «Par les monstres, jusqu’aux étoiles».

.

A LIRE : Dialectique du Monstre, de Sylvain Piron, avec une postface de Philippe Nuss. Aux éditions Zones Sensibles

ACTUALITE DU LIVRE (opicino world tour)

19 novembre 2015 : Présentation de Dialectique du monstre par son auteur, en compagnie de l’éditeur, à la librairie Ptyx, Bruxelles, à partir de 18h30

17 décembre 2015 : Rencontre avec l’auteur de Dialectique du monstre, à la librairie Mollat, Bordeaux, à 18h

NOTES

(1) Elles sont tracées «en fonction d’un axe longitudinal dont le point central fixé au sud de la botte italienne». Tirant au compas deux cercles tangents (qu’il découpe en seize sections correspondant aux principales directions d’une rose des vents), Opicino trace le réseau de ces lignes qu’on appelle «lignes de rhumbs» dans le vocabulaire nautique. Sur ce marteloir (de l’italien mar teloio, «toile de la mer»), Opicino trace ensuite le contour des côtes – à main levée – depuis la mer d’Azov jusqu’à la côte marocaine, en y incluant parfois la Scandinavie. Puis, il place les villes et les rivières avec une exactitude étonnante.

Tu n'as pas honte !?

$
0
0

Encore de nos jours, les médecins disent «pudendal» (honteux) pour désigner le nerf responsable des orgasmes. Et les parents essayent de «faire honte» à leurs enfants qui jouent au docteur. Mais pourquoi parle-t-on des «parties honteuses» ?

Dans un ouvrage colossal – Equivoques de la pudeur, aux éditions Droz – la chercheuse Dominique Brancher explore les usages retors de la pudeur au moment même où ce mot apparaît dans notre langue. Parmi les 700 pages de cet ouvrage aux allures de roman gothique, – qui passe des salles de dissection transformées en théâtres macabres aux cellules glacées de la Conciergerie – elle consacre deux pages à l’expression «parties honteuses», dont les origines remontent à la Genèse (2:25) : «L’homme et sa femme étaient tous deux nus, et ils n’en avaient point honte» (Genèse 2:25).

Lorsqu’il est question de la pudeur, la plupart des gens pensent immédiatement à ce récit, situé tout au début de la Bible, et auquel on attribue l’idée reçue selon laquelle Adam et Eve ont eu «honte» de leur nudité après avoir mangé la pomme. Or ce que le texte dit est légèrement différent car la première réaction d’Adam et Eve (une fois le fruit mangé) n’est pas la honte… c’est la peur. Ils se cachent. Dieu demande : «Où es-tu, Adam ?». Celui-ci répond : «J’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.» Sans vraiment tenir compte de ce que suggère le texte, infiniment subtil et polysémique, les premiers Pères de l’église l’interprètent comme une prise de conscience de la faute, faute avérée par cette marque de flétrissure que représente la nudité.

De façon très révélatrice, lorsque Saint Jérôme (354-430 par. J.-C.) traduit l’Ancien Testament en latin, tout en affirmant respecter strictement la «vérité hébraïque» (1), il détourne le sens des textes de façon insidieuse. Dans Equivoques de la Pudeur, Dominique Brancher prend pour exemple l’histoire de Noé : un soir, complètement saoul, Noé se déshabille en état second et son fils, Cham, le surprend tout nu dans sa tente. Dans le texte original de la Genèse (9, 22-23) «c’est le mot hébreu erwéh, nudité, qui sert à désigner les organes génitaux du père enivré, indécemment découvert devant son fils Cham. Le mot […] connote avant tout la vulnérabilité, le dépouillement». Mais pour traduire le mot «nudité», Saint Jérôme s’abstient soigneusement d’utiliser «nuditas». «Il traduit cette nudité par verecunda et verenda», explique Dominique Brancher, qui ajoute : «Dans l’anthropologie chrétienne, où le destin du corps est de lutter sans répit contre lui-même, la verecundia [la honte] est entachée de culpabilité.»

C’est le mot signifiant «honte» que les Pères de l’église utilisent pour désigner couramment les organes génitaux. Parce que la honte, disent-ils, est la conséquence de la chute. «Le passage métonymique de la génitalité infâme au sentiment de honte souligne l’immondice première du corps, son irrémissible humiliation, souligne Dominique Brancher. La synecdoque résorbe le tout du corps dans sa partie infamante.» Autrement dit : lorsque les chrétiens parlent de «honte» pour désigner le pénis et le vagin, ils imposent une perception négative du corps et posent sur la nudité le stigmate de la faute. Impossible de s’aimer désormais, «puisque l’innocence est perdue et que le corps sexué ne peut s’appréhender que sur le mode rétrospectif de la culpabilité. Calvin le rappelle dans un sermon : «Sans le péché de l’homme nous n’aurions point honte d’estre nuds.» Médecins et anatomistes de la Renaissance continueront à se servir des dérivés de *pud [pudenda, pudoricité, pudorité, etc] pour désigner les parties génitales. Selon Paracelse, elles méritent ce nom parce que l’homme, qui en était originairement privé, est devenu honteux de les porter depuis le péché originel».

Au XVIe siècle, lorsque l’industrie du livre imprimé prend son essor en Europe, les traductions de la Bible en langue vernaculaire ne font que reprendre, et parfois même accentuer, ce dégoût de la chair, coupable, mille fois coupable. Lorsque Lefèvre d’Etaples (1450-1537), traduit la Vulgate en Français, il reprend donc en toute logique le mot verecunda utilisé par saint Jérôme en le convertit en «parties honteuses». D’autres traductions, en latin, traduisent «la nudité» par : «l’infamie» (turpitudo). Malheur au traducteur qui tenterait de respecter le texte original. Dans la Bible hébreu-latin d’un des plus grands hébraïsants du siècle, le dominicain sante Pagnini, le mot «nudité» est généralement traduit tel quel mais… «au nom du respect de la foi catholique», l’éditeur Arias Montanus (1) traque Pagnini dans les marges : nuditas se voit presque systématiquement barré au profit des vocables de la honte. «Déculpabiliser la nudité n’est pas un geste idéologique anodin», surtout à cette époque.

Caleçonner les parties honteuses des nus du Jugement dernier

Au XVIe siècle, la représentation des corps nus fait scandale. Le Vatican se met à censurer les plafonds peints par Michel-Ange. «En 1559, Paul IV envoie Daniele da Volterra à la Chapelle Sixtine pour «caleçonner» les parties honteuses des nus du Jugement dernier. Lors de la Session du concile de 1563, la beauté indécente des corps nus se pose à nouveau de manière aiguë […]. Selon Rinaldo Corso (Discorso sopra l’Onesta dell’ Imagini, 1570), la nudité ne représente plus la forme de perfection qu’elle pouvait endosser dans la tradition néoplatonicienne, elle est le signe de la destitution de la grâce, l’«œuvre du démon».» La notion d’obscénité émerge. Les corps sexués se voient conférer une charge sexuelle qu’ils n’avaient pas forcément jusque-là. Il devient difficile pour les médecins de parler des fonctions corporelles sans paraître lubriques. Au moment même où les beaux esprits se targuent de «pudeur» (un mot qui apparaît en 1535) et où le voile de la décence recouvre les pénis et les vulves… tout devient curieusement suggestif : plus on cache les choses, plus elles suscitent une curiosité trouble. L’imagination s’enflamme. On voit de la duplicité dans une formule de convenance et des sous-entendus scabreux dans le moindre rougissement…

Ce que Dominique Brancher met magnifiquement en lumière, dans une langue aussi généreuse que les «ébullitions connotatives» auxquelles elle fait allusion, c’est que la censure morale se renverse facilement «en art de la suggestion». «La pudeur est une ruse du plaisir […] qui désigne ce qui ne doit pas être vu, indique ce qui ne doit pas être dit, signale ce qui ne doit pas être pensé et qui, fondamentalement, est de l’ordre de la jouissance sexuelle (ou de ce qui est construit comme tel). Si la scène originelle de la pudeur chrétienne consiste à masquer le sexe, c’est qu’il est l’appendice visible d’un plaisir intérieur qui s’exprime dans les «plis» du corps et de la langue et qui ne peut s’inscrire que sous la forme de son interdiction dans le champ de la représentation. De même le rougissement pudique révèle le désir en le masquant. La pudeur est le mode d’apparition en creux du sexuel, la condition culturelle de son entrée oblique sur la scène de l’image ou du texte».

Pour finir, dit-elle, «en réduisant le sexe à son pôle sensuel et érotique, au détriment d’autres fonctions apotropaïques et protectrices, l’Eglise a [sans doute] permis «la naissance de la Pornographie» et favorisé, dans l’art profane où elle relègue la nudité, le déploiement d’une chair désirable, immanente, dépouillé de de toute signification symbolique». Autrement dit : chassez le sexe, il revient au galop… Mais il revient sous une forme dégradée. Lorsque les médecins croient pouvoir réhabiliter les organes génitaux en les lavant de la faute, ils n’y arrivent pas. Le vocabulaire reste marqué, profondément, par les vocables dérivés de la honte. En 1821, le Dictionnaire des Sciences médicales dénonce, à l’article «pudendum, pudenda», cette «dénomination tout à fait impropre. La honte ne saurait en effet résulter ni de la présence ni de l’usage de ces organes, elle s’attache seulement aux vices qui suivent l’abus qu’on en fait». Dominique Brancher note avec ironie : «De même, l’article «honteux» s’inaugure par cette observation : […]«se dit très improprement des parties génitales de l’un et de l’autre sexe. Il n’y a rien de honteux dans la structure de l’homme». Pourtant, résurgence de strates plus anciennes, en 1966 le maillot de bain minimum est encore surnommé cache pudeur, curieux et dernier avatar de la pudeur/honte désignant les organes sexuels, qu’une méta pudeur doit dissimuler».

Couvrez cette pudeur que je ne saurais voir ?

.

A LIRE : Equivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la renaissance, de Dominique Brancher, Droz, sept 2015.

NOTES

(1) Montanus est chargé par le roi d’Espagne de diriger l’impression d’une Bible Polyglotte (en plusieurs langues).

Qu’est-ce que c’est un homme ?

$
0
0

Sperme, sueur, huile de vidange : si vous aimez l’alliance des trois, ne ratez pas «Dur Labeur», une exposition de photos qui donne envie, terriblement envie, de mâles maculés, de muscles raides et de sexes sans force. Vernissage demain, à la galerie Au Bonheur du Jour.

Enfant, Marc Martin prend des photos de son père, par surprise, alors que celui-ci se trouve «sur le pot». Marc Martin est ravi. Ce sont ses premières photos d’«homme à la tâche». Son père, évidemment, l’est moins : «Je me faisais remonter les bretelles parce que les cartouches de polaroïd coûtaient une fortune et qu’il ne fallait pas les gaspiller avec des photos de m…». Avec le recul, cependant, Marc estime qu’il s’agissait là d’un «acte fondateur». Il prend de l’âge, mais sa passion «pour les lieux cachés et les instants furtifs» ne fait que croître. Marc se met à photographier les toilettes publiques, les terrains vagues, les endroits louches dans les gares. Au début, il n’y a aucun personnage. Puis, progressivement, des silhouettes de travailleurs apparaissent, qu’il saisit sur le vif, avec le désir de capter ces moments où leur visage reflète l’effort.

Marc Martin devient photographe et graphiste. Cela fait maintenant dix ans qu’il hante les chantiers, entre Paris et Berlin, à la recherche de ces hommes qui, pour lui, sont les «vrais» : ceux qui triment. Il voit dans leurs corps en labeur l’équivalent d’une offrande érotique d’autant plus troublante qu’elle semble sans but. Les ouvriers qui bandent leurs muscles, au corps à corps avec le béton armé, n’ont pas forcément conscience d’être beaux, ni attirants lorsqu’ils forent des rivets… et pourtant. «L’esthétique virile de leurs gestes célibataires peuplent mes images», dit Marc rempli de nostalgie pour ces hommes sans peur : curer les conduites ? A la main ? Il a existé peut-être une époque durant laquelle les mâles étaient fiers de se salir au travail.

Marc dit s’inspirer «d’une époque révolue où la course à la performance n’était pas encore le moteur de tout ; où l’obsession hygiénique n’avait pas encore bouleversé le rapport à l’autre». La virilité pour lui, ce n’est pas la montre de marque, ni la rutilante voiture, au contraire. Ce n’est pas non plus la pose infatuée d’un modèle à la queue «bien dressée» : «arborer fièrement un pénis en érection ne suffit pas à se définir en homme.» Marc Martin débusque la virilité dans ses zones de repli, là où les hommes se montrent plus troublants. Lorsque leur queue demi-molle pend. Lorsqu’ils prennent du repos, assis sur un énorme tuyau d’évacuation. Lorsqu’ils ne savent pas qu’ils sont vus et se grattent l’entrejambe. «Abriter un corps masculin, c’est abriter des énigmes, des failles, des contradictions aussi…».

Pour donner à ses images l’allure d’énigmes excitantes, Marc Martin mélange sciemment photos volées et scènes construites. Il est difficile parfois de savoir à qui on a affaire (1) : homo, hétéro, vrai carreleur, faux égoutier… Ils sont tous sales, en tout cas. C’est ce que Marc appelle avec humour ses «eaux troubles» : «Mes images ne mentent jamais qu’à moitié». Le type qui se masturbe en tenue de vidangeur travaille-t-il pour de vrai dans les réseaux d’assainissement ? Le décor colle en tout cas toujours à la réalité d’un travail qui tache. Vestiaire d’usine, zone de collecte des déchets, garage insalubre, entrepôt de machines-outils…

Les lieux sont bien plus important que les hommes sur ces photos, qui ne montrent parfois que cela : l’espace inoccupé, en désordre, chargé d’une puissance invisible par tout «ce qui s’y est passé ; les odeurs, la faïence jaunie, celles du temps et celles, infiniment ténues, des hormones accumulées. La capacité de ces lieux à transcender les masques pour faire vibrer les hommes que j’y emmène et que j’y photographie. Tous ont un rapport à l’excitation, tous ont un rapport au labeur. Tous sont durs à leur façon. Le temps accumulé dans ces lieux déserts et abandonnés agit sur chacun d’eux, et le masque s’effiloche... Tu places un mec dans son salon puis tu l’emmènes dans un décor chargé comme ceux là : il n’est plus le même. Un personnage différent se révèle, c’est troublant…». Marc Martin ajoute qu’il lui arrive de visiter, seul, ces zones de démolition qui le plongent dans un«état doucement mélancolique » : elles dégagent l’atmosphère d’une époque révolue.

Ces lieux partagent avec les ruines la même qualité de dégradation : là, tout n’est que désordre et bourbier, misère, abandon et déchet… Mais c’est là, aussi, – dans les espaces vacants rongés par l’entropie – qu’il est possible de se ressourcer. Les WC publics, couverts de tags obscènes et de numéros de téléphone, favorisent bien plus fiévreusement le rêve d’une rencontre que les toilettes aseptisées… Les désirs y sont plus violents. La sexualité veut du visqueux pour glisser et une part d’impossible contre quoi se briser. «“Dur labeur« au final, c’est l’excitation des corps suants et une ode à la volonté. C’est le fruit d’une bande de potes-cochons aussi. Tout n’était pas écrit à l’avance... Il n’y a pas eu de castings proprement dit“, mais le hasard des rencontres et la combinaison des trips. Je n’ai forcé aucun mec à se rouler dans la boue».

Marc, pour conclure, évoque le plaisir intense qu’il a eu à croiser le regard de certains hommes. Quand il les prenait en photo, parfois seulement quelques secondes, sans rien savoir d’eux, quelque chose devenait possible. La photo volée, «ça laisse un espoir, ça donne un doute… Ca crée une distance en fait… Le modèle est-il là dans sa fonction ou dans sa fiction ? Je joue avec ça… Dans la rue, tu ne sais pas immédiatement si le mec ou la nana que tu mates est SM, fétichiste ou coincée. Lesbienne, gay ou hétéro… Mais des indices peuvent te mettre sur la route, parfois la fausse route aussi, c’est enivrant. Mes images ne sont que des propositions. J’aime bien cette idée que tout n’est pas évident. Surtout pas “ça“… J’aime bien l’idée de la frustration.» Frustration aphrodisiaque. L’attraction exercée par les photos de Marc Martin, leur part d’érotisme brutal, tient probablement au fait que la vie, oui, c’est dur. C’est très dur.

.

EXPOSITION : DUR LABEUR » L’HOMME À LA TÂCHE. Exposition / Vente du 2 décembre au 30 janvier 2016. Vernissage mardi 1er décembre à 17h à 22h.

Galerie AU BONHEUR DU JOUR : 11, rue Chabanais 75002 PARIS. M° Bourse, Palais-Royal ou Pyramides

A LIRE : «DUR LABEUR», de Marc Martin. 160 pages reliées brochées. Couverture cartonnée. Disponible sur le lieu d’exposition et dans toutes les bonnes librairies (les mots à la bouche, etc).

NOTES

(1) «J’ai toujours trouvé les mecs du bâtiment super bandants... Aussi (et surtout ?) dans leur intention de ne pas l’être, ils le sont doublement à mes yeux. J’ai essayé de l’expliquer dans mon livre, Dur Labeur, dont voici un extrait :

“Homme à la tâche, à priori, n’est donc pas en posture de séduction. Sa mission n’est pas de séduire mais bien d’accomplir. Dans son bleu de travail, l’ouvrier manuel symbolise pourtant l’homme actif dans toute sa splendeur. Au sens propre et figuré. La sueur à l’ouvrage, la main à la pâte, sont autant de pulsions ancestrales, codées « à la racine du mâle » qu’il suscite à ses dépens. Le vestiaire collectif, lieu de passage intensif, surpeuplé, sexué, malodorant, volontairement rudimentaire, symbolise pour moi la passerelle entre deux univers qui se chevauchent quotidiennement. Il cristallise dans mon imaginaire érotique la clef d’un monde secret, extrêmement masculin. Le fait, précisément, que ces hommes-là, à ce moment-là, dans ce lieu-là, n’aient pas l’intention d’être “en mode séduction“, offre à mon approche une palette multipliée de possibles fantasmés. De situations furtives, donc précieuses à capturer“.

Un sextoy assuré contre les ruptures ?

$
0
0

La firme Lelo vient de lancer le tout premier sextoy proposé avec une «Assurance Couple». Que déduire d’une telle initiative ? Qu’en Occident, la stabilité du couple repose toute entière sur la sexualité. Le devoir conjugal, maintenant… il faut assurer.

Le 18 novembre 2015, le fabriquant de sextoys Lelo annonce que si jamais votre couple rompt dans l’année qui suit l’achat de son tout dernier vibreur (le Tiani 24k), vous avez droit à une compensation. En cas de rupture, vous êtes dédommagé (1). Plus précisément : vous pouvez renvoyer le jouet usagé pour en avoir un autre, neuf, à la place. «Tout comme l’alliance est devenue symbole de l’engagement, ce tout nouvel accessoire Lelo propose son propre engagement : Lelo remplacera le masseur pour couple Tiani 24k par l’un de ses accessoires bestsellers, dans le triste cas où le couple se séparerait dans les 12 mois suivant l’achat […]. Tiani 24k devient ainsi un symbole de l’union intime dans le couple, et en tant que marque leader du plaisir, Lelo fait vœu de protéger cette union

Pour donner au vibreur l’aspect d’une bague de mariage, Lelo a d’ailleurs eu la bonne idée de sertir le sextoy dans une monture en or de 24 carats : le Tiani fait office de bijou précieux. Il ne se met pas au doigt. Il s’enfile dans le vagin. La partie qui dépasse est en or. Sur le plan esthétique, c’est très joli à voir. Sur le plan symbolique, c’est loin d’être anodin. Le directeur marketing de la firme, Steve Thomson, déclare : «Lelo n’est pas simplement sur le point d’unir les gens, mais de les maintenir ensemble, et nous sommes prêts à le prouver.» Avec une pointe d’orgueil, il affirme qu’il «ne s’attend pas à avoir beaucoup de retours du Tiani 24k»… comme si ce jouet garantissait l’union de façon bien plus efficace qu’une alliance classique. Voilà qui laisse, au choix… rêveur.se ou dubitatif.ve?

A cette question, le sociologue Michel Bozon répond, dans un ouvrage au titre révélateur : A quoi sert le sexe ?. Le sexe, dit-il, sert maintenant à construire et faire durer le couple. «La sexualité est devenue le langage de base de la relation, le moteur de la conjugalité. L’inaction sexuelle, au sein d’un couple, est désormais perçue comme le symptôme d’une difficulté ou d’un problème menaçant la stabilité de l’édifice conjugal et risquant de conduire à la séparation. Même les couples vieillissants sont censés maintenir une vie sexuelle. L’absence de rapports sexuels entre conjoints n’est acceptée que lorsqu’elle résulte de circonstances exceptionnelles, transitoires et non-désirées».

De quand date cette conception de la sexualité ? Le moment-charnière, certainement, c’est l’année 1968… «Dès mars dans les dortoirs de Nanterre, les étudiants scandaient «Faites l’amour et recommencez». Deux mois plus tard, ils écrivaient sur les murs de la Sorbonne «Déboutonnez vos cerveaux autant que vos braguettes», inaugurant une ère de grandes transformations en matière de sexualité.» Peut-on pour autant qualifier cette période de révolution sexuelle ? Non. Pour Michel Bozon, le mot «révolution» n’est pas le plus adéquat : les normes ont changé de forme, mais elles restent contraignantes. «Plus que d’une émancipation […] je préfère parler d’une individualisation, voire d’une intériorisation des normes et préceptes de la sexualité», dit-il, par allusion à cette injonction nouvelle que représente le fait d’avoir une «vie sexuelle active»…

En 1970, une femme mariée sur deux de plus de 50 ans n’avait plus de rapports sexuels. En 2006, près de 90% des femmes de plus de 50 ans vivant en couple ont une activité sexuelle qu’elles aspirent à continuer aussi longtemps que possible. La ménopause ne marque plus la fin de la vie sexuelle des femmes. Quid des hommes ? «Les hommes en couple de plus de 50 ans étaient 62% à être sexuellement actifs en 1970. Dans les années 2000, ils sont 95% !». L’injonction contemporaine à avoir une vie sexuelle régulière a donc été intériorisée par tous : hommes, femmes, vieux ou jeunes, tout le monde se sent tenu de satisfaire son-sa conjoint-e. Honi soit qui mal baise.

A priori, on ne saurait que s’en réjouir. Michel Bozon souligne d’ailleurs à quel point les femmes semblent avoir bénéficié de ce changement de mœurs : la durée de la phase des préliminaires s’est allongée. «L’acte sexuel effectué trop rapidement est réprouvé. On l’interprète comme un signe de précipitation, […] et comme un manque d’intérêt pour la relation et pour la-le partenaire.» Le répertoire sexuel des couples (longtemps limité à la pénétration vaginale) comprend maintenant tout ce que le sociologue nomme «les pratiques symétriques» (masturbation mutuelle, orale, manuelle ou autre). Résultat : le degré de satisfaction des Françaises vis-à-vis de leur sexualité est monté en flèche depuis les années 70. En 2006, elles sont 46% à se dire «très satisfaites» (contre 36% chez les hommes). Ça plane pour elles. Mais… il y a toujours des mais.

La suite au prochain numéro.

.

A LIRE : A quoi sert le sexe ?, avec la participation du sociologue Michel Bozon, de la psychiatre Mireille Bonierbale et du biologiste Pierre-Henri Gouyon. Tous trois interrogés par la journaliste Anna Alter. Collection L’atelier des Idées. Editions Belin.

TIANI™ 24k : sextoyà deux fourches vibrantes (la plus mince se glisse dans le vagin et laisse de la place au pénis contre lequel elle vibre. La fourche la plus épaisse repose contre le clitoris). Les fourches s’écartent avec suffisamment de souplesse pour qu’on puisse aussi en faire plug anal. La commande à distance fonctionne soit en appuyant sur la touche, soit en remuant l’appareil qui est doté d’un capteur de mouvement.

Sextoy fourni avec : Commande Sans Fil/Câble de Chargement USB/Pochette de Rangement en Satin/Carte d’Enregistrement de la Garantie/Manuels D’utilisation/2xPiles AAA pour la Télécommande. L’assurance couple débute le jour de l’achat. Un numéro d’ID est inscrit sur chaque Tiani 24k.

NOTES

(1) A la question «Comment vérifier qu’un couple s’est séparé ?», le directeur marketing de la firme, Steve Thomson, répond : «Nous ne vérifions pas, tout repose sur la confiance ! Nous ne demandons aucune preuve de rupture, l’idée de couple reposant elle-même sur une notion de confiance. La seule preuve demandée pour l’activation de l’Assurance Couple, c’est la preuve d’achat du Tiani 24K avec la date, l’assurance étant valable un an. Une fois la demande validée, le ou la bénéficiaire de cette assurance pourra ainsi remplacer son Tiani 24K par un autre sex-toy parmi une sélection de bestsellers proposés par Lelo. Par ailleurs, si vous êtes en couple et que vous êtes les heureux utilisateurs d’un Tiani 24K, il y a peu de chance que vous ayez envie de nous le rendre».

Viewing all 253 articles
Browse latest View live