
Imaginez un mâle qui sent l’huile de vidange, le torse balafré de cambouis… Ce fantasme qui flirte avec l’uro-scato traverse l’art d’un peintre –Bastille– dont le travail sort enfin de l’ombre. Une exposition et un livre lui sont consacrés : “Schwein”.
Bastille, alias Frank Webber (1929-1990) reste un artiste injustement méconnu du grand public. «Sans doute à cause du caractère extrême de certains de ses tableaux, la reconnaissance de son talent –indéniable– est entachée de préjugés.» Quand il meurt du sida, sa famille détruit une grande partie de son oeuvre. Trop sale. Trop jouissive. Dans un ouvrage consacré à l’art de Bastille –constitué d’inédits dévoilées par des collectionneurs et de documents rares cédés par les archives Revolt Press de Stockholm– un cercle d’amis témoigne : des passionnés, des initiés, des proches et des chercheurs qui souhaitent faire apprécier l’art de Bastille à sa juste valeur. Didier Lestrade (fondateur d’Act Up) livre des clefs : il a été l’un des seuls à publier une interview de fond sur le travail de l’artiste. «Joël Boussenot, son ami fidèle, raconte l’homme secret qu’il était. Ad Shuring lui dédie un essai. Les créateurs de Recoil.557, Projet X, IEM (1) témoignent de l’influence du dessinateur sur leur parcours. L’ethnologue Rudi Bleys le décrypte et Russell Harris s’irrigue de ses ambiances.» Le livre qui rassemble ces oeuvres et ces textes s’intitule Schwein («Cochon», en allemand), par allusion à la bauge des pourceaux, parfois tapissée d’excréments (2) et à ces cuvettes de boue appelées «souille» où les sangliers s’enlisent avec extase.
Hard-crad : une esthétique de la patine, des couches, des strates et du dépôt
Il en est de ce livre comme d’une plongée dans «les eaux troubles d’une atmosphère interlope». Ainsi que l’explique Marc Martin –photographe et maître d’oeuvre de ce projet–, tout est question de demi-jour. Avec Bastille, on baigne dans une lumière aquatique comme filtrée par la tourbe, dans l’ambiance feutrée d’une eau stagnante où se dépose, très lentement, mille particules suspendues de matière organique. C’est «entre chien et loup», dans cette lumière sourde et tamisée que l’art de Frank Webber, alias Bastille, «prend tout son sens», dit Marc Martin dont les photos témoignent, bien mieux encore qu’en mots, de l’impact artistique que Bastille a eu sur toute une génération de déviants. Il aurait dû devenir aussi connu que Tom of Finland (dont il était par ailleurs proche), mais hélas, Bastille n’est jamais sorti de l’underground qu’il hantait. Ses images sentent le mythique club Keller qu’il fréquentait. Elles puent les semelles de caoutchouc, les cathéters, les T-shirts trempés de sueur et les mélanges de fluide visqueux –salive, lubrifiant, sperme, urine…– recyclés à l’aide de tubes qui relient des corps enlacés d’amants. Ses images sécrètent un poison violent.
L’obscénité d’un corps d’homme maculé après l’abattage
«Il y a une chose que j’aime beaucoup dans les accessoires, dit Bastille. C’est quand ils ont déjà servi…» Les choses qui gisent en exsudant, les hommes groggy après l’usage, les pénis en détumescence, les glands qui dégorgent : l’esthétique de Bastille repose autant sur les demi-teintes que sur ces zones intermédiaires de la sexualité, dans l’après qui est le moment le plus aphrodisiaque de l’avant… lorsque, malgré l’épuisement, malgré la crasse, le désir sexuel ressuscite, comme dopé par ses miasmes. Bastille n’aurait pas su trouver meilleur nom que celui de cette prison fantasmatique. Il est né en 1929 dans une banlieue new yorkaise. Après le lycée, il étudie le dessin puis se rend à Paris pour apprendre la gravure dans l’atelier de John Friedlander. En 1959, il devient illustrateur pour la presse de mode française puis entame une carrière de graphiste en publicité. Ses premières oeuvres érotiques sont publiées dans des revues d’athlétisme pour homme puis dans le magazine porno danois Toy et dans des numéros édités par Revolt Press. Il expose à Amsterdam, Paris et New York. ll prend le nom d’artiste Bastille parce qu’il habite là, pas loin de la gare de Lyon, et qu’il est né le 14 juillet. Lorsqu’il meurt en 1990, il laisse une génération en deuil.
Dans une société qui s’évertue à refouler ses excréments… certains jouissent d’être à contre-courant
Les fils maudits de Bastille, ce sont les adeptes de «la domination par l’épuisement et l’usure» (Joël Hladynink, Projet X), qui se rasent le crâne parce que le style skinhead renvoie à l’idée d’un conditionnement. Ce sont les adeptes des backrooms hardcore, celles avec des urinoirs conçus pour les jeux sales, des baignoires pour les plans pisse et des pièces au sol carrelé le long duquel des rigoles facilitent l’évacuation des eaux sales : elles se nettoient au jet, à l’aide de tuyaux sur lesquels il est possible de fixer des embouts… C’est dans cet univers suffocant de promiscuité cloacale que Bastille place ses héros, des mâles qui ont «perdu le contrôle», comme il dit, et dont les yeux sont devenus blancs. «Tous ces mecs rasés, noués, pantelants, des sondes les pénétrant, les queues toujours prises, ne sont pas uniquement SM, un ingrédient inconnu les pousse encore plus loin, presque dans la science fiction», commente Didier Lestrade. La puissance des images peintes par Bastille tient certainement à ce jusqu’au-boutisme qui lui fait dessiner des créatures asservies mais inassouvies, dont le regard devenu fixe n’a plus rien d’humain. Dépossédées par la jouissance, ces machines à gicler –mises en circuit par les orifices– expriment par tous les trous leur bonheur –intensément palpable– de vivre dans ce corps d’argile.
«Bastille coule dans mes veines, dans mes couleurs, dans mon inconscient photographique. Il a nourri mon imaginaire. Ses personnages, sales et souvent solitaires, avec leur demi-molle, sont dans l’avant ou dans l’après jouissance. C’est toute cette dimension porno-poétique que j’aime à montrer dans mes propres photos.» (Marc Martin)
.
A LIRE : Schwein - Bastille Traces, produit par Pig-Prod & IEM, édité par Agua, 25 euros. Mis en vente chez IEM + Les Mots à la Bouche + sur le site de Marc Martin. Sortie le 10 mai 2017.
A LIRE AUSSI : «Qu’est-ce qu’un homme ?» ; «Vous aimez jouer avec votre zizi ?»
A VOIR : Schwein - Bastille Traces,exposition chez IEM du 10 mai au 4 juin 2017. Vernissage le 11 mai.
Exposition de photos Marc Martin, Pig-Prod et des reproductions de tableaux de Bastille (extraits de la collection IEM + trois originaux qui seront exposés). IEM : 16, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, 75004 Paris
Schwein a lieu pendant la 4ème PARIS FETISH, l’annuel week-end gay fetichiste à Paris.
NOTES
(1) Le créateur du célèbre sexshop gay IEM – Michel Ghougassian, ami et collectionneur de l’artiste – avait déjà consacré deux expositions à Bastille chez IEM, en 1991 et en 2004. Il avait édité une série de 12 cartes postales en 1998. Il a été le seul en France à promouvoir l’art de Bastille.
(2) Les cochons sont en réalité des animaux très propres. Le mot bauge s’applique au refuge sec, tapissé de feuilles mortes, où le sanglier se repose. Pour le cochon, on parle de «loge». Le mot bauge (tout comme «porcherie») est devenu synonyme de taudis insalubre parce que beaucoup d’éleveurs font vivre les animaux dans des conditions… inhumaines.