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C'est un satyre qu'on assassine

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C'est un satyre qu'on assassine

Il y a des morts injustes. Depuis 26 siècles, l’histoire du supplice de Marsyas hante l’Occident. Il fut écorché vif. Parce qu’il jouait merveilleusement de la flute. Vous trouvez cela logique ?

Dans la mythologie grecque, Marsyas est un satyre phrygien au talent musical inouï. Jaloux, le dieu Apollon le provoque en duel. Le roi Midas (roi de Phrygie) juge Marsyas supérieur mais les muses, elles, déclarent Apollon vainqueur. Pour se venger, Apollon fait arracher la peau de Marsyas. Ovide décrit ainsi la scène : «ses muscles, mis à nu, sont visibles ; on voit ses veines […] tressauter, on pourrait compter les palpitations de ses viscères». Cette scène cruelle, ambiguë, inspire d’innombrables artistes qui, tous, s’interrogent sur la raison d’un tel châtiment. Pourquoi tant de haine ?

Pourquoi une mort si cruelle ?

A l’âge de 88 ans, Le Titien peint Marsyas, suspendu par les pieds, son corps ruisselant de lumière et de sang : «son nombril placé au milieu du tableau attire l’attention sur cette touche d’intimité qui laisse admirer le ventre troublant, encore intact. […] Le Titien peint ce tableau durant l’été 1576 alors qu’Onazio, son fils préféré, vient d’être emporté par la terrible épidémie de peste qui sévit à Venise. Marsyas, la bouche entrouverte et les lèvres tombantes sanglote, alors que ses bras et ses mains attachées sont comme à l’abandon. Il s’est remis entièrement à la souffrance. Le sentiment d’affliction, de liquéfaction, est accentué par les touches de peinture étirée que le peintre a travaillées avec les doigts, comme s’il caressait l’homme sauvage en proie à la douleur. Le Titien lui-même est présent dans le tableau sous les traits du roi Midas plongé dans le deuil et la méditation. Le corps tout entier de Marsyas n’est que larmes comme celui du peintre, décédé juste après avoir réalisé cette œuvre.» On ne sait pas de quoi est mort Le Titien après avoir achevé ce tableau. De vieillesse ? De la peste ? Ou de douleur ? On meurt parfois de l’injustice d’un monde qui fait périr les innocents.

Un polar noir, très noir, sur le thème de l’écorchement

Dans un ouvrage présenté comme la première partie d’une histoire de l’écorchement (L’Ecorchement. Limite et Transgression,éditions du Murmure), la chercheuse Christine Bergé, anthropologue et philosophe des techniques, s’attaque à l’énigme du meurtre de Marsyas, un meurtre dont le sadisme aggrave l’aspect inique et révoltant. Marsyas n’avait pas mérité de mourir. A l’aide de sa flûte, il guérissait les malades, consolait la souffrance des vivants et faisait vibrer la beauté du monde. «Avec sa musique il tire les larmes, et les larmes en sortant entraînent le mal dans leur linceul.» Usant d’une langue à la fois élégiaque et précise, la chercheuse dissèque le mythe qu’elle replace dans ses multiples contextes, écartant les interprétations faciles qu’on en donne : une histoire de jalousie ? Trop simple. L’idée selon laquelle il est normal qu’une «créature» soit punie pour avoir osé défier un dieu ne la satisfait pas non plus. C’est une histoire de peau, dit-elle, guidée par l’intuition que la solution de l’énigme se trouve là, entraînant son lecteur dans une enquête «palpitante» à l’issue de laquelle, complètement étourdi, on s’aperçoit que le mystère –«le sombre mystère de Marsyas»– ne fait que s’épaissir.

La peau : une frontière corporelle et culturelle

Partant du principe que la peau renvoie à l’idée d’une frontière, Christine Bergé voit dans le supplice une forme d’ouverture dont elle décline toutes les symboliques, y compris sexuelles, en montrant l’aspect inextricable de leurs intrications. Il n’est pas innocent que Marsyas soit littéralement «déshabillé» de sa peau. La pornographie n’est pas si différente de la torture lorsqu’elle montre des muqueuses en gros plan : chairs béantes, écarlates, liquéfiées… L’ouverture de Marsyas est «fécondante», dit la chercheuse, qui voit sa peau comme une terre labourée et ses blessures comme autant de sillons, promesses de fertilité. Mais l’ouverture, c’est aussi celle qui assure la circulation des êtres : n’oublions pas que Marsyas est phrygien. Il vient d’un territoire «barbare» où l’on s’habille de peaux de bête. Le dieu Dionysos est d’origine phrygienne, autant que cette obsédante musique de flûte (aulos) au rythme syncopé, dont Marsyas serait l’inventeur et que les élites grecques méprisent avant, progressivement, d’en faire un de leurs instruments préférés. On joue de l’aulos pendant les sacrifices.

Marsyas «le barbare» versus Apollon «le grec civilisé» ?

La légende de Marsyas a souvent été présentée comme la métaphore d’un conflit opposant l’idéal grec –celui de l’équilibre harmonique (la lyre) et de la beauté (Apollon)– à la sauvagerie phrygienne –celle d’un chromatisme désordonné (l’aulos) et d’une vitalité orgiaque (Dionysos). ll serait cependant réducteur de penser que la mise à mort de Marsyas marquerait la victoire d’une «pureté» ou d’une «supériorité» grecque. Ainsi que le suggère Christine Bergé, le supplice ne résout pas cette «querelle de territoires», car Marsyas, même mort, continue de chanter : sa peau, retroussée comme un gant, accrochée à un pin (symbole d’éternité), à l’entrée d’une caverne d’où sort un fleuve de larmes, devient une outre «animée» par le vent et qui continue de chanter : elle entre en résonance, chaque fois qu’un musicien joue de l’aulos, envahissant comme par magie la grotte d’un chant venu de l’au-delà. Apollon n’a donc pas vaincu. Il a rendu Marsyas immortel. C’est à se demander si le dieu solaire et le satyre écorché ne sont pas les deux faces d’une seule et unique entité, demande la chercheuse qui interroge les obscures origines d’Apollon : mais au fond d’où vient-il ce dieu-là ?

Apollon : pas si grec qu’on pourrait croire…

Bizarre dieu que cet Apollon qui passe ses mois d’hiver dans le grand nord et ne revient à Delphes ou Délos qu’au printemps… Il est nomade comme les barbares. Il partage d’ailleurs avec les scythes un arc réflexe, qui possède la curieuse faculté de se retourner : débandé, ses branches sont tenues vers l’avant. L’arc s’inverse lorsqu’il est armé, puis s’inverse à nouveau quand la flèche est décochée. Apollon, adepte des «retournements» (1), confie d’ailleurs à un scythe d’écorcher Marsyas, suivant une technique extrêmement raffinée qui permet –en tirant d’un coup sec– d’arracher la peau des humains comme on dépiaute un lapin : en le retournant. Les scythes dépiautaient volontiers la tête de leurs ennemis, en contournant les oreilles, ne gardant que la peau du visage et du cuir chevelu qu’ils accrochaient à leur cheval comme des trophées… Or certaines légendes disent qu’Apollon écorche lui-même Marsyas. Christine Bergé fait même mention d’un mythe archaïque dans lequel Apollon lui-même aurait été «supplicié à un arbre, peut-être même écorché ; mythe refoulé ensuite». Marsyas serait-il la figure inversée d’Apollon, son double négatif ?

La flûte qui donne sa voix à la mort

Poussant plus loin son analyse, Christine Bergé s’intéresse au lien qui unit la flûte de Marsyas et les rituels funéraires. La flûte en question –aulos– est en effet utilisée lors des cérémonies de deuil, pour apaiser les chagrins. Une légende grecque raconte que le premier aulos fut inventé par Athéna qui «cherche à imiter la plainte des Gorgones à la mort de leur sœur Méduse». La flûte reproduit le son des sanglots. Le problème, c’est qu’en soufflant dedans on a les joues gonflées et le visage rouge. Vexée, Athéna la jette et lance une malédiction à celui qui la ramassera. C’est Marsyas qui, par hasard, trouve l’aulos. Lorsqu’il meurt, la légende dit que tous ceux qu’il a rendus heureux pleurent au point que leurs larmes coulent dans les profondeurs de la terre avant de rejaillir en source pour donner naissance à un fleuve. Un fleuve nommé Marsyas. Ainsi fait-il sa résurrection. Christine Bergé voit dans ce mythe une «conversion» de sons en liquides qui, passant par les profondeurs chtoniennes avant de resurgir, évoquent, puissamment, «les processus métamorphiques propres aux contextes divinatoires des anciens Grecs.» Mais tiens, comme c’est bizarre, bizarre : Apollon n’est-il pas le dieu par excellence des divinations ?

Marsyas ne meurt jamais

C’est sur cette question, parmi tant d’autres, que le livre s’achève en nous laissant diaboliquement sur notre faim. On attend le tome 2 où il sera question peut-être de Peau d’âne et du roi Midas, celui à qui un mythe prête des oreilles d’âne… L’enquête ne fait que commencer, d’autant plus passionnante que sans privilégier aucune interprétation, la chercheuse s’efforce au contraire d’en déployer les interconnections, dressant la carte d’un système où les contraires cohabitent, laissant à nos parts d’ombre leur légitime raison d’être.

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A LIRE : L’Ecorchement. Limite et Transgression, de Christine Bergé. Editions du Murmure, Collection Borderline, nov. 2016.

REFERENCES : Apollodore, Bibliothèque (I, 4, 2). Traduction d’Ugo Bratelli / Diodore de Sicile,Bibliothèque historique (III, 59 ; V, 75, 3) / Hérodote, Histoires (VII, 26) / Hygin, Fables (CLXV). Version originale en latin / Ovide, Fastes (VI, 695–709) et Métamorphoses (VI, 382–400) / Pausanias, Description de la Grèce (II, 7 ; X, 30, 9).

NOTE (1) Comme par hasard, n’est-ce pas en retournant sa lyre qu’Apollon gagne le concours ? Christine Bergé rappelle ici que, selon certaines versions du mythe, le duel entre Apollon et Marsyas s’est déroulé en trois manches. D’abord Apollon a joué de la lyre normalement et a perdu. Ensuite il a joué de la lyre en chantant (ce que Marsyas ne pouvait faire) et il a gagné. Puis Apollon a joué de sa lyre à l’envers (ce que Marsyas ne pouvait faire non plus) et il a gagné.


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