
Ce que nous appelons de façon abusive «notre» corps, nous l’occupons en compagnie d’autres êtres sans lesquels nous ne pourrions pas vivre. A quel titre revendiquer le droit de propriété ?
«Combien sommes-nous dans un corps humain ?» A l’article «Animal» de l’Encyclopédie du genre, la chercheuse Flo Morin – sociologue à l’Université de Paris 8 – poseune question en apparence loufoque : sommes-nous seuls dans ce corps ? Pas vraiment. Bactéries, levures, champignons, virus… Les micro-organismes colonisent notre peau, pullulent dans nos yeux, prolifèrent dans notre vagin. «Leur nombre a de quoi donner le vertige, explique le physicien David Louapre sur son blog (Science étonnante). Nous leur fournissons chaleur et nourriture. Tant et si bien qu’à l’intérieur d’un corps humain, on dénombre environ 500 espèces de bactéries différentes [pour un total] de l’ordre de 100 000 milliards ! […] Sachez pour comparaison que votre corps est composé d’environ 10 000 milliards de cellules, soit 10 fois moins. Oui, vous lisez bien : il y a dans votre corps 10 fois plus de bactéries que de cellules de votre propre organisme.»
«Notre corps est fait à 90% de cellules qui ne nous appartiennent pas»
Insistant sur l’image de ce bouillon de particules qui à la fois parasitent et rendent possible notre activité vivante, David Louapre trouve une autre manière de le dire : «Puisque chaque bactérie est elle-même une unique cellule, notre corps est fait à 90% de cellules qui ne nous appartiennent pas ! Flippant, non ? Le chiffre a de quoi surprendre. Il s’explique par le fait que les bactéries sont en général beaucoup plus petites que les cellules de notre propre organisme. Il y en a donc une quantité énorme dans un volume restreint ; enfin sachez quand même que nous portons en moyenne 1 à 2 kilos de bactéries, pour la plupart localisées dans notre colon. Il semblerait d’ailleurs que le colon humain soit l’un des écosystèmes les plus denses que l’on connaisse.» Assimilant notre corps à un biotope (appelé microbiome), le chercheur ouvre les perspectives : ce que nous appelons «notre corps» n’est en réalité qu’un système d’échanges inter-espèces.
«99% des gènes de notre corps ne sont pas les nôtres»
Leséchanges entre les d’êtres qui nous constituent sont chimiques, mécaniques mais aussi génétiques. David Louapre avance : «Puisque ces 100 000 milliards de bactéries proviennent de 500 espèces différentes, chaque espèce apporte son propre lot de gènes. Il a ainsi été calculé que si on compte en nombre de gènes, seul 1 gène sur 100 présents dans notre organisme provient de notre propre ADN, les 99% restants viennent de l’ADN des différentes espèces de bactéries qui nous habitent. A l’heure où l’on essaye d’expliquer une grande partie de notre identité par des facteurs génétiques, savoir que 99% des gènes de notre corps ne sont pas les nôtres a de quoi nous faire réfléchir sur cette notion d’identité. Nos bactéries sont une immense partie de ce qui nous définit biologiquement parlant !» On leur a même donné un nom : le microbiote. Notre microbiote «fait donc partie intégrante de notre identité biologique», conclue-t-il.
Faut-il avoir peur des microbes ?
Le microbiote s’appelait autrefois «les microbes». Giulia Enders leur consacre un chapitre passionnant dans son livre Le Charme discret de l’intestin. Sans ces «microbes», nous serions incapables de synthétiser les vitamines, ni d’assimiler les fibres. Quand les microbes se portent mal, nous devenons dépressifs ou suicidaires. 99% d’entre eux occupent notre gros intestin. C’est justement du gros intestin, que sort «95% de la serotonine (hormone du bien-être) que nous produisons nous-même», dit Giulia.Par ailleurs, c’est le microbiote intestinal qui produit 80% de nos défenses immunitaires. Si nous tombons malades, c’est que nos «microbes» meurent de faim. Ils s’entassent dans la dernière partie des intestins, là où la digestion est quasiment achevée. Raison pour laquelle il est si important, quand nous mangeons, de ne pas oublier nos microbes : il faut les nourrir, eux aussi. Avec des aliments difficiles à digérer : poireau, asperge, ail, oignon, endive, salsifis, topinambour, artichaut, seigle, avoine, amidon résistant (pommes de terre et riz refroidis après cuisson), banane. Ces aliments, qui arrivent encore intacts dans le gros intestin, sont appelés prébiotiques. Notre équilibre physique et psychique en dépend.
Les bactéries diabolisées : la faute à Pasteur
Dans la société occidentale moderne, «être humain» c’est être le contraire d’une bête : «l’expulsion de l’animal hors de l’humain», comme dit Flo Morin, conditionne notre vision de nous-même. Lorsque Pasteur met en lumière l’activité des bactéries, dès 1859, il démontre surtout leur rôle comme agents infectieux et contribue à la panique morale : ces êtres qu’il baptise des «germes» deviennent les assassins de l’ombre. Il faut les détruire. Dans un ouvrage malheureusement épuisé, Aux origines de la vie, le biologiste Tom Wakeford souligne le rôle néfaste joué par Pasteur(1) : «A la fin des années 1890, l’image d’une foule bactérienne répugnante fait tellement partie du langage quotidien qu’elle devient une métaphore courante chez les premiers correspondants de guerre britanniques.» Les ennemis sont toujours associés à des êtres grouillants, masse indistincte et copulatoire, populace ordurière vivant de fange et de promiscuité. Au cours de la Première Guerre mondiale, les Allemands sont nommés «germ-huns» (germains). Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les juifs sont assimilés aux«parasites» et aux«bacilles» qui infectent un corps. «De nos jours encore, on évoque un encerclement si total d’une armée ennemie qu’aucun soldat n’en réchappe, par l’expression française inspirée de la guerre contre les bactéries : un cordon sanitaire.»
Nous formons «un assemblage biopolitique d’espèces multiples»
Il est temps d’en finir avec cette vision du monde, s’exclame Tom Wakeford. «Les microbes pathogènes sont l’exception et non la règle. […] Ce sont des acteurs essentiels de l’évolution qui œuvrent depuis la naissance de la terre, il y plus de 4 milliards d’années […]. Suggérer que les bactéries sont des êtres primitifs qui ont passé il y a longtemps le flambeau de l’évolution à des organismes de grande taille est une erreur». Pour Tom Wakeford rien de plus faux que la notion de Progrès «avançant inexorablement vers son sommet : l’humanité». Les bactéries sont bien plus innovantes, réactives et adaptatives que les humains. Elles «sont le fer de lance de l’évolution, dit-il. La compréhension même de ce que nous sommes s’éclaire quand nous nous plaçons dans cette nouvelle perspective». Notre existence, nos humeurs, nos affects dépendent des alliances intimes qui se nouent en nous, à travers nous, et des interactions entre ces mille espèces de microbes avec lesquels nous formons une symbiose. «Ces passagers clandestins», ainsi que les désignent Flo Morin, on ne peut pas dire qu’ils habitent nos corps mais plutôt qu’ils les constituent. Nous ferions bien d’apprendre à les connaître et comprendre leur sexualité car – qui sait – ce qu’ils font dans nos zones uro-génitales, les interstices de nos dents et nos boyaux va peut-être au-delà d’eux ?
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A LIRE : Encyclopédie du genre, dirigé par Juliette Rennes, La Découverte, 2016.
Mais qui a attrapé le bison de Higgs ?, de David Louapre, Flammarion, 2016.
Le charme discret de l’intestin, de Giulia Enders, Actes Sud, 2015.
Aux origines de la vie: Quand l’homme et le microbe s’apprivoisent, de Tom Wakeford, éditions De Boeck Supérieur, 2004.
CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES, portant sur les trois avancées majeures en matière de biologie depuis un demi-siècle : La révolution symbiotique «Femmes, vaches et lapins : même combat» / Le système immunitaire «Notre corps est-il humain ?» / L’hypothèse de Gaia (lundi prochain).
POUR EN SAVOIR PLUS SUR L’INFLUENCE DU MICROBIOTE SUR NOTRE PERSONNALITE : «Problème de libido… ou de ventre ?»