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«Être pédé comme un Grec» et notre fucking honte

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«Être pédé comme un Grec» et notre fucking honte

L’homosexualité des Grecs anciens est proverbiale. Leurs mythes racontent l’amour des dieux pour de beaux et jeunes garçons. Mais pourquoi ces amours sont-elles si violentes ? Kidnapping, viol, suicide…

Historien de formation, helléniste, spécialiste de l’Antiquité grecque qu’il a étudiée jusqu’en doctorat, Nicolas Cartelet raconte dans son ouvrage Aux origines de la pédérastie ces innombrables histoires d’amour entre hommes qui font partie du corpus mythologique ancien. Innombrables mais tellement brutales, s’étonne-t-il. Pourquoi ? Et que peut-on en déduire de notre propre société si friande d’histoires de femmes séduites par de richissimes sadiques ?

Pélops et Poséidon : toute première fois avec un dieu

La toute première des légendes grecques met en scène le tendre Pélops aux prises avec Poséidon, dieu des mers et des océans. Pélops est beau. Poséidon s’en éprend. La suite est cruelle : «De force il le prit et l’emmena sur l’Olympe». La première histoire d’amour mâle est donc celle d’un rapt aggravé. Elle est rapidement suivie d’un viol (paragraphe suivant). Dans le palais de Zeus où Poséidon fait de lui son jouet sexuel en même temps que son trophée de guerre, Pélops devient l’échanson divin, «et alors inlassable Pélops servit à boire aux Immortels, ébahis devant son incomparable beauté. Mais ce travail, pourtant éternel de vocation, s’arrêta bientôt : l’on prit le jeune serviteur à dérober le nectar et l’ambroisie, boisson et nourriture des dieux. Pour punition Pélops fut renvoyé sur Terre, où il reprit le cours de sa vie mortelle». Sur Terre, Pélops reprend le cours d’une «vie normale» : à cette époque, les légendes disent que l’homosexualité n’existait pas encore parmi les humains. Pélops prend donc une femme, qui lui donne un fils : Chrysippe. Le fils est aussi beau que son père, sinon plus. Les années passent et Chrysippe devient un magnifique adolescent. Tout est prêt pour que le drame advienne.

Laïos et Chrysippe : viol inaugural chez les humains

C’est le père d’Œdipe en personne, Laïos, qui est considéré – dans de nombreuses légendes antiques – comme l’inventeur de l’homosexualité parmi les humains. Il inaugure la première relation sexuelle entre mâles… relation forcée qui finit dans le sang. «À cette époque où l’homosexualité n’existait pas encore, Laïos, futur roi de Thèbes et père d’Œdipe, fut chassé de sa cité et dut trouver refuge, curieux hasard, chez le roi Pélops, relâché depuis une vingtaine d’années par les dieux. Le brave Pélops, dont le voyage forcé sur l’Olympe n’avait rien enlevé de son innocence, confia son fils Chrysippe aux bons soins de son hôte.» Il n’aurait pas dû. C’est ici que le viol arrive, rapidement suivi d’un suicide. «Apprends-lui à conduire un char, mon cher ami», demande Pélops à Laïos. Laïos accepte, «mais dès qu’il eut aperçu le jeune prince, adolescent aux belles boucles et au visage d’or, […] il ressentit l’Eros incontrôlable. N’écoutant que son désir, se rendant par-là coupable d’une terrible hubris, il emporta le garçon sur son char et abusa de lui. La pédérastie était née. Chrysippe, honteux de voir son honneur sali à tout jamais, se pendit de dépit. Seuls les dieux peuvent enlever et abuser à leur convenance ; l’homme brutal ne répand que la mort autour de lui.»

Ganymède et Zeus : une (sale) histoire de famille ?

La victime suivante s’appelle Ganymède. Il est fils de bonne famille et pour cause : son grand-père est Zeus en personne. «Dardanos, roi mythique qui donna son nom au nord-ouest de l’actuelle Turquie, était issu de Zeus. Son fils, Trôs – fondateur de Troie –, eut avec Callirhoé, fille du dieu-fleuve Scamandre, trois enfants au nombre desquels Ganymède, le plus beau de tous les Grecs.» Le cadre est posé pour une sinistre affaire d’inceste. Un jour que Ganymède chasse, au cœur des forêts sur l’Ida, Zeus jette un œil vers la terre et – détaillant la silhouette du chasseur – en tombe éperdument amoureux. «Comment Zeus s’y prend-il pour mettre à exécution son jugement ? Envoie-t-il Hermès, messager des dieux, se saisir du jeune homme ? À moins que ce ne soient les Harpyes, ces oiseaux de malheurs, coutumières des sombres tâches… Ou encore Zeus lui-même, changé en aigle, se charge-t-il en personne de ce cruel office ?» Les légendes divergent, mais témoignent toutes d’un fait similaire : Zeus ne prend pas le temps de séduire. Il prend, il s’empare, il s’impose. «Au beau milieu de sa chasse, alors qu’il a le daim en mire, qu’il est prêt à décocher sa flèche, Ganymède voit fondre sur lui l’expression de la volonté divine». Encore un kidnapping.

Pourquoi par la force ?

Nicolas Cartelet ici s’interroge : «Pourquoi la brutalité, là où le charme d’un dieu aurait probablement suffi ? […] Zeus n’est-il pas le maître de la séduction, le dieu change-forme aux mille tours ? Lui qui s’était métamorphosé en cygne pour séduire Léda, en serpent pour approcher Perséphone, en taureau pour s’unir à Europe, n’avait-il que l’aigle prédateur et impitoyable pour emporter les faveurs du jeune Troyen ? Assurément non, et il faut chercher plus loin les causes de sa dureté.» S’inspirant de la définition du mythe par Jean-Pierre Vernant (1), Nicolas Cartelet fait des légendes grecques le miroir idéologique d’une culture à la fois pédérastique et profondément homophobe (est-ce possible !?). Oui. Il s’agit de prendre les mythes au sérieux. On aurait tort de penser que les contes et les légendes dites «de grand-mère» sont juste de distrayantes histoires. Elles expriment un Ordre. L’ordre du monde, chez les Grecs anciens, veut que les jeunes et beaux garçons soient enlevés brutalement par les dieux, parce qu’il y a un tabou puissant chez les Grecs concernant la sodomie dite «passive».

Un rite initiatique pour surmonter le tabou de l’enculage

Rappelant que «toute la culture grecque est affaire de rites et de symboles» et que «le rapt, simulé ou pas, y tient une place centrale», Nicolas Cartelet explique : «En Crète, où plus qu’ailleurs les Grecs se réclamaient des lois divines, c’est-à-dire des lois de Zeus, la relation homosexuelle était initiée par l’enlèvement de l’éromène [l’élève], supposément inspirée de la légende de Ganymède […]. L’éraste [le mentor] épris d’un jeune homme en informait la famille de l’intéressé, la prévenant par-là du rapt qui s’annonçait. Lorsqu’il se présentait au logis de l’aimé, deux attitudes pouvaient lui être opposées : soit la porte lui restait clairement fermée, et alors il s’en retournait piteusement chez lui, soit l’on défendait mollement le garçon de la maison, dans un simulacre d’indignation ; l’enlèvement avait alors lieu et voyait les amants disparaître dans la nature, en dehors de la ville, pour une période de deux mois (2). [Après quoi], l’éraste et son éromène crétois rentraient chez eux, et alors l’amant offrait solennellement et en public trois présents au garçon : une coupe en or, qui symbolisait son droit à prendre part aux repas des citoyens ; un bœuf, qui symbolisait son droit à offrir des sacrifices aux dieux ; une tunique de soldat, qui symbolisait son droit à prendre part aux combats. En somme, le jeune homme était devenu citoyen, et ce grâce à l’éraste : l’enlèvement de Ganymède par Zeus symbolisait le rite initiatique du passage à l’âge adulte

Grèce antique : une culture de l’homosexualité honteuse ?

Cette mise en scène présentait deux avantages : elle inscrivait la relation entre hommes dans un cadre mythologique (prestige) et elle permettait à l’élève de sauver la face (bonne excuse). «Soyons honnêtes, le rapt et la brutalité imposés au garçon lui évitaient d’avoir à affronter les regards accusateurs de ses proches ; il n’avait pas cédé à la tentation, non : on l’avait simplement forcé !». Dans la Grèce antique, bien que les relations pédérastiques soient institutionnelles, elles entrent en conflit avec le stigmate qui frappe l’homme «féminisé». Un homme, un vrai, un dur, ne se donne pas comme une catin lascive. Il y va de l’honneur. Ce que les mythes traduisent c’est donc la contradiction inscrite au cœur même de cette culture paradoxale qui force les jeunes mâles à se laisser sexuellement initier par leurs aînés, tout en protégeant leurs «arrières». Il est honteux d’être mis en posture «passive», c’est-à-dire enculé. L’humiliation peut conduire au suicide, ainsi qu’en témoigne le mythe de Laïos et Chrysippe. Voilà pourquoi les jeunes mâles – ceux du moins qui sont destinés à devenir des citoyens respectables– doivent absolument mimer Pélops et Ganymède. Pour succomber à l’amour d’un homme, il faut jouer les vierges kidnappées.

Et de nos jours ? Toutes les femmes sont Ganymède

On pourrait trouver cela risible, mais ce petit jeu du «Prends-moi, si t’es un homme» assorti de cris effarouchés, ça ne vous rappelle rien ? Nous vivons, nous si «modernes» et soi-disant «libérés», dans la même schizophrénie : les femmes font semblant de ne pas avoir envie (on leur a appris à se refuser…) de peur de passer pour des salopes. Elles sont comme Ganymède. Plus précisément : Ganymède a changé de nom, il s’appelle maintenant Pamela. Pamela, c’est le titre du premier roman d’amour bourgeois (Samuel Richardson, 1740) et le nom de la première «demoiselle en détresse» qui sert maintenant de modèle mythologique aux femmes dans notre société… Notre société de la sexualité hétéro-honteuse. Société où les dieux ont été remplacés par des millionnaires.

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A LIRE : Aux origines de la pédérastie. Petites et grandes histoires homosexuelles de l’antiquité grecque, de Nicolas Cartelet, éditions La Musardine, 2016.

Pour en savoir plus sur les mythes contemporains de notre société schizophrénique : MOISSEEFF, Marika. La procréation dans les mythes contemporains : une histoire de science-fiction. Texto!, mars 2006.

NOTES :

(1) Jean-Pierre Vernant définit le mythe comme un outil «pour exprimer et transmettre, dans une forme narrative, différente des énoncés abstraits du philosophe ou du savant, un savoir concernant la réalité, une vision du monde, ce que G. Dumézil appelle une idéologie» (Mythe et société en Grèce ancienne(Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, François Maspero, 1982, 245-246).

(2) «Cette période d’initiation en campagne n’est pas sans rappeler les deux années que passait l’éphèbe athénien du côté des frontières, au terme desquelles il devenait pleinement citoyen – ou de la kryptie spartiate, pendant laquelle les jeunes guerriers rôdaient dans la nature avant de revenir en ville, agrégés au nombre des soldats de plein droit.» (Source : : Aux origines de la pédérastie. Petites et grandes histoires homosexuelles de l’antiquité grecque, de Nicolas Cartelet, éditions La Musardine)


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