
Savez-vous que le Danemark est, en 1969, le premier pays au monde à légaliser le porno ? C’est depuis ce pays qu’un juriste italien tourne des centaines de petits films appelés «loops». Rendez-vous au LUFF, à Lausanne, pour découvrir ces pépites.
Alberto Ferro se rebaptise d’un nom danois – Lasse Braun – quand il émigre au Danemark pour y réaliser des films qui, clandestinement distribués sur toute l’Europe, sont visionnés par des millions de spectateurs. Ces films en super huit font partie des archives historiques du cinéma. Mais qui les a conservés ? Presque personne. La Fondation FINALE qui, à Lausanne, s’est donné pour but de protéger le patrimoine érotique en possède quelques uns. Quand Julien Bodivit, programmateur du LUFF, découvre ces films rares dans une caisse contenant pèle-mêle VHS et DVD, il saute de joie… «Ces bobines étaient les premiers pornos accessibles dans le commerce, s’enthousiasme-t-il – bien avant l’arrivée du X sur les écrans.» Ils seront diffusés le 22 octobre au Festival du Film Underground de Lausanne (le LUFF), dans le cadre d’un hommage : «Lasse Braun, le roi du porno». L’occasion de découvrir un personnage haut en couleur.
Le destin d’Alberto Ferro semble tracé à sa naissance : son père, un diplomate italien, le destine à une carrière de juriste. Alberto grandit chez les jésuites où règne une morale sexuelle répressive. Dans un documentaire intitulé «Moi, roi du X, la vie tumultueuse de Lasse Braun» (1), un ami d’enfance – Guido Vergani – raconte : «Évidemment, on était tous des garçons élevés dans l’interdit. Il existait en Italie, particulièrement, mais je crois dans toute l’Europe encore, le mythe de la virginité féminine. Avoir un rapport sexuel était très difficile. Très, très difficile. […] Une telle répression augmentait d’autant, bien sûr, l’impression de pécher, la curiosité et le désir. Beaucoup de plaisir solitaire, beaucoup de masturbation.» En cachette, les adolescents s’échangent des revues françaises peuplées de modèles nues dont le sexe… a été gommé. Alberto trouve cette censure indigne.
Il commence à passer en contrebande du matériel pornographique de la Suisse et du Danemark vers l’Italie, «parce qu’il avait une plaque d’immatriculation diplomatique et qu’on ne l’arrêtait pas à la frontière, précise Guido. Il empruntait la voiture de son père qui n’en savait absolument rien. Il rapportait dans le coffre des revues, des films, des choses de ce genre. C’est peut-être difficile à comprendre aujourd’hui, alors qu’on trouve dans n’importe quel kiosque à journaux le matériel […] pour lequel on risquait des années de prison.» En 1969, le Danemark devient le premier pays au monde à autoriser la fabrication et la commercialisation de produits pornographiques. Des centaines de milliers de curieux affluent des quatre coins d’Europe dans les sex-shops danois. C’est le début de la carrière d’Alberto : il tourne son premier film (Tropical) en 1969 puis s’installe à Copenhague et prend pour pseudonyme un nom scandinave. Plus vendeur pour faire du X (2).
«Lasse Braun est sans doute le premier professionnel du genre, explique Julien Bodivit : il monte son propre studio dédié à la célébration du sexe sur celluloïd. Surtout, il est un acteur majeur de la légalisation de la pornographie. Juriste de formation, docteur en droit, il s’attaque directement aux textes de loi interdisant la représentation explicite du sexe. Et il gagne.» Dans le documentaire «Moi, roi du X», Salvatore Brunetti, un de ses assistants, témoigne : «Il faut dire une chose importante : la différence entre Alberto Ferro et quantité d’autres producteurs plus ou moins connus de films pornos, c’est qu’il a été le premier et le seul à se présenter en personne, à visage découvert.» A visage découvert, donc, Lasse Braun, attaque. Il répond aux interviews. Il défend sa cause. Julien admire : «Il s’est battu pendant des années. Il déclenche notamment l’ire des hautes instances politiques et religieuses de son pays en accusant la répression sexuelle imposée par l’Eglise Catholique d’être à la base d’une grande partie des maux de la société.»
Mais il existe une autre raison de trouver sa production intéressante : elle est véritablement «amateur», ainsi que l’explique Julien Bodivit : «Quand il a commencé, les actrices et acteurs pornos n’existaient tout simplement pas. Le recrutement se faisait donc ainsi : Braun abordait les filles dans un bar ou dans la rue. Les réponses pouvaient être positives ou négatives, mais personne ne s’en offusquait. Je ne sais pas si ça résume la Scandinavie dans les années 1960, mais ça fait doucement rêver, non ? Et parmi ces actrices, certaines sont devenues des stars du X comme Sylvia Bourdon et Claudine Beccarie. Plus tard, avec son long métrage «Body Love», Braun fit même tourner Catherine Ringer (Rita Mitsouko), c’était peut-être son premier X.»
Dans le documentaire qui lui est consacré, de nombreuses femmes témoignent : lorsque celui qu’elles appellent tour à tour Alberto et Lasse déménage en 1973 aux Pays-Bas, il achète un bâtiment où les tournages se succèdent à plein régime, dans une ambiance de secte à partouze. Il emploie 25 personnes – employés, créatifs, photographes et cameramen – auxquels se rajoutent quantité de jeunes femmes attirées par l’illusion de la liberté. «Les Pays-Bas, c’étaient des effluves permanents de fumette. Lui-même apparaissait toujours tel un pacha, ou un gourou», raconte Gerd Wasmund. «Il s’entourait d’une foule de gens qui constituaient une sorte de communauté érotique», nuance l’actrice Toppy Owens. Salvatore Brunetti, lui, ne mâche pas ses mots : «C’était une cour des Miracles. On y trouvait de tout. Tous les déséquilibrés d’Europe s’y donnaient rendez-vous. On fumait de tous les côtés. Ça faisait plaisir à Alberto, […] toutes ces filles faciles.»
Dans cette ambiance de lupanar, Alberto-Lasse s’exhibe toujours dans la même tenue : il est habillé en noir et porte une chaîne autour du cou. Lavelle Robie se souvient : «Il me faisait penser à Satan avec sa barbe et ses longs cheveux noirs. Il était tout en noir et portait un médaillon en or autour du coup avec la lettre «A», pour «anarchiste», comme je l’ai appris plus tard.» Toppy Owens s’amuse : «C’était certes contradictoire de le voir porter ce médaillon en or. Mais je trouvais ça amusant qu’un pornographe plutôt fortuné se qualifie d’anarchiste.» Julien Bodivit conclut : «Il faut imaginer les années 1960, la libération sexuelle. Les jeunes se mettent à poil - on a tous les images de Woodstock en tête - le tabou du cul n’existe plus, pourtant tous les textes de loi relatifs aux bonnes mœurs, à l’outrage à la pudeur, et qui touchent donc à la liberté individuelle, sont des contraintes à l’épanouissement total. Pour Lasse Braun, c’était quelque chose d’intolérable. Et pour se faire remarquer, faire tomber un maximum de barrières, ses films avaient souvent un ton provocateur. Aujourd’hui il est clair que le porno ne revendique plus rien, évidemment, à de rares exceptions près… peut-être.»
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LUFF (Lausanne Underground Film Festival) : du 19 au 23 octobre.
Séance spéciale «Lasse Braun, le roi du porno», 22 octobre. Dans le cadre d’’une célébration des 20 ans de la Fondation FINALE.
La Fondation FINALE, à Lausanne se compose d’une galerie d’art, accolée à une librairie (Humus) spécialisée dans trois domaines : l’érotisme (vente d’objets anciens, d’affiches, de revues, de livres, de fanzines, un choix extraordinaire), le Japon et l’humour.
CONCERNANT LA SOIREE LASSE BRAUN AU LUFF
«Braun sortait ses films dans des «séries». Les séries avaient des noms assez racoleurs : «Perversion», «Shocking», «Satisfaction»…. Sur cinq films que nous passons (les films durent moins de dix minutes), quatre séries sont représentées. J’avoue que j’ignore combien il en existe, mais le choix des films s’est tout simplement fait en fonction des titres disponibles à la Fondation FINALE. Quatre films proviennent de celle-ci. Le cinquième provient de la collection de Danny Plotnick, un réalisateur américain connu pour ses films punk en Super8 qui est invité au LUFF cette année. Dans les années 1990, Plotnick avait édité une VHS appelée «Mondo Edutainment» sur laquelle on trouvait plein de films courts bizarres, comme des films de prévention anti-drogue des années 1960, des performances musicales improbables et…. un Lasse Braun. C’était le premier que je voyais, et c’est certainement celui que je préfère parmi ceux que j’ai vus. Il s’appelle «Ceremony», tiré de la série «Perversion», il mélange sexe et horreur dans une scène de cérémonie macabre durant laquelle a lieu une crucifixion… c’est un truc totalement dingue avec un côté pop ! C’est tordu, mais plein d’humour. Les autres sont très biens aussi, surtout «Funny Priest», une amusante gaudriole paillarde mettant en scène un prêtre qui brise son vœu d’abstinence. Sinon, il n’y a pas vraiment d’anecdotes connues à propos des loops de Braun, contrairement à ses tournages de longs métrages.» (Julien Bodivit, programmateur du LUFF).
UNE CHOSE IMPORTANTE A SAVOIR
«Je ne sais pas si c’est important, mais profitons de l’occasion pour rétablir une vérité : Falcon Stuart. Selon de nombreuses sources – principalement des sites Internet relayant l’information mécaniquement (imdb y compris) – il s’agirait d’un pseudo de Braun. C’est faux. Stuart était une vraie personne. Il était l’assistant de Braun» (Julien Bodivit, programmateur du LUFF).
NOTES
(1) «Moi, roi du X, la vie tumultueuse de Lasse Braun», de Thorsten Schütte.
(2) «À l’époque, tout venait de Scandinavie. Alors, ce nom scandinave faisait plus d’effet», raconte Salvatore Brunetti, un de ses assistants, dans le documentaire de Thorsten Schütte.