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La méditation clitoridienne rend-elle heureux?

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Aujourd’hui, il faut s’occuper de son bien-être et de son épanouissement sexuel. Mais c’est dur. Des coachs proposent leur expertise. Ils veulent nous aider à «faire l’expérience de l’éveil à la sensualité». Méfiance.

«Vous êtes accro à la salle de sport ? Vous ne comptez plus les moutons mais vos calories pour vous endormir ? Vous vous sentez coupable de ne pas être suffisamment heureux, et ce malgré tous vos efforts ? Alors vous souffrez sûrement du syndrome du bien-être.» Dans un essai fracassant – Le Syndrome du bien-être–, le suédois Carl Cederström (enseignant chercheur à la Stockholm Business School) et l’anglais André Spicer (professeur à la Cass Business School de Londres) démontrent comment la recherche du bien-être optimal, loin de produire les effets bénéfiques, génère de l’angoisse, rend frustré et participe du repli sur soi. Leur analyse s’appuie sur des centaines d’études de cas : cela va des femmes au foyer obsédées par la nutrition aux datasexuels qui enregistrent leur «activité sexuelle», sur un agenda mentionnant la durée, l’intensité et le nombre de calories dépensées par séance. Les gens qui convertissent leurs performances en chiffres, puis qui les passent au crible de comparateurs, sont-ils plus «beaux» ou plus «actifs» ? Peut-être. Sont-ils plus heureux ? Non.

La bonne santé (y compris sexuelle) comme impératif moral

L’idée même de contrôler sa sexualité est incompatible avec elle, expliquent les deux chercheurs qui dénoncent les effets pervers de la «biomorale», un terme estampillé par la philosophe slovénienne Alenka Zupancic : «La biomorale désigne à proprement parler l’obligation d’être heureux et en bonne santé, une idée qui n’est pas sans rappeler les préceptes du développement personnel.» Cette injonction au bonheur est pernicieuse, disent-ils, parce qu’elle revêt une dimension vertueuse, voire moralisatrice, qui dénature totalement notre rapport au plaisir. «Le registre moral est présent dans notre vie de tous les jours à travers le choix des plats que nous mangeons, des vêtements que nous portons, des pratiques sexuelles auxquelles nous nous livrons. Toutes ces activités ordinaires sont passées au crible du bien et du mal, et attirent l’attention croissante de l’opinion publique en raison de l’effacement de la frontière entre vie privée et vie publique».

«Être quelqu’un de bien, ce n’est plus humilier ce corps voué au péché…»

S’il fallait schématiser, on pourrait parler d’un avant et d’un après : avant, il y avait la figure punitive du père, incarnée par le prêtre ou le juge, porteuse d’interdits. Maintenant, il y a la figure incitative du coach, «qui nous enjoint de prendre du plaisir, d’exprimer notre créativité et de saisir toutes les opportunités qui s’offrent à nous pour jouir de la vie». Le problème avec le coach, c’est qu’il vise l’obtention de résultats concrets. Pour y parvenir, le coach prétend «libérer notre moi profond», trouver «l’expert qui sommeille en nous», nous «aider à réaliser notre potentiel», etc. «L’idée que chacun de nous possède un potentiel inexploité peut paraître séduisante de prime abord, tout comme celle du perfectionnement de soi qui permettrait de s’enrichir, tant sur le plan émotionnel que spirituel. Il y a néanmoins de bonnes raisons de rester sceptique vis-à-vis de telles promesses». Il s’avère en effet que le discours du coach est hautement anxiogène.

… c’est être «bien dans ma peau, bien dans mon corps»

Le coach encourage son client à ne pas chercher le bonheur en dehors de lui, mais à le trouver au fond de lui-même. «Il s’agit ni plus ni moins de faire comprendre à son client qu’il est non seulement responsable de sa propre vie, mais aussi de son propre bonheur. Le revers de la médaille est que celui-ci doit dorénavant se sentir coupable chaque fois qu’un problème survient dans sa vie : rupture amoureuse, perte d’emploi ou maladie grave. Accéder au bonheur relèverait donc d’un choix : le nôtre, et, par extension, engagerait notre responsabilité. Parce qu’elle comporte de déplaisant, une telle prise de conscience ne peut que faire naître un sentiment d’intense anxiété chez l’individu […] ce jeu devient particulièrement inhumain dès lors qu’il s’agit de «faire comprendre» à la personne coachée que la seule barrière réelle qui la sépare de ses fantasmes, c’est elle».

La culpabilisation des récalcitrants : un des grands axes des politiques publiques

Au lieu d’aider ses clients, le coach les culpabilise : si vous êtes gros, moche, célibataire, «c’est votre choix». Il est d’ailleurs significatif que, dans certaines agences d’aide à la recherche d’emploi, les conseillers tiennent le même discours. Si vous êtes chômeur, «c’est votre choix». «Ce basculement contribue à rejeter tous les problèmes d’ordre structurel sur l’individu. Si vous n’arrivez pas à trouver un emploi, ce n’est pas à cause de la situation économique ou d’un quelconque facteur extérieur. C’est simplement que vous vous obstinez à chercher au mauvais endroit.» En Grande Bretagne, les agences JobCentre (l’équivalent de PoleEmploi) ont ainsi mis au point un véritable système d’intoxication idéologique : les demandeurs d’emploi sont priés «de ne pas se laisser envahir par des pensées négatives (en évitant par exemple d’accorder de l’importance à l’actualité).» Ils doivent en outre «bannir certains mots de leur vocabulaire, comme «chômeurs» ou «sans-emploi», au profit d’autres expressions plus positives mettant l’accent sur leur totale liberté d’action».

Sexualité aseptisée et soft-spiritualité : plus suave tu t’écœures

Cette tendance orwelienne de la société est extrêmement insidieuse. Elle envahit tous les domaines de l’activité humaine, mélangeant sexualité «ludique» et spiritualité «safe» sur fond d’«objectif bien-être». Les professeurs de yoga nous invitent à trouver la paix intérieure, des experts en massage anal proposent «un voyage sensoriel», des shamans body positive veulent nous reconnecter au cosmos «par l’activation d’énergies secrètes» et les patrons d’entreprise investissent dans des salles de sport (ou de méditation-détente), allant jusqu’à créer des «programmes de suivi du bien-être» de leurs employés… avec des sanctions à la clé. Aux Etats-Unis, ainsi qu’Hubert Guillaud, le révèle dans un article plus qu’inquiétant datant de 2014, certaines compagnies imposent à leurs salariés le port d’un Fitbit (un capteur de rythme cardiaque et d’effort) pour les encourager à faire du sport, allant jusqu’à licencier les contestataires. Pourquoi ? Parce que certaines mutuelles de santé proposent des remises en échange de l’accès aux données enregistrées par les capteurs.

La logique néolibérale cachée derrière l’incitation à jouir

«Le bien-être n’apparaît plus comme un idéal auquel nous pouvons librement choisir d’aspirer, mais comme un impératif», s’insurgent Carl Cederström et André Spicer qui dénoncent les dessous de l’affaire : l’idéal du bien-être n’est à leurs yeux rien d’autre qu’une nouvelle imposture idéologique. Cette doctrine qui prône, en apparence, l’amélioration de nos vies produit tout le contraire : un régime de surveillance autoritaire, angoissant, déprimant et d’autant plus nocif qu’il se nourrit des discours les plus «cools», ceux qui nous incitent à préparer notre pain nous-même parce que «ça rend zen» ou à tenter l’expérience d’une très belle connection des shakra parce que «c’est sensuel». Ces discours-là, qui ne concernaient autrefois que des communautés hippies, participent maintenant «d’une mutation plus générale dans la société contemporaine, où être responsable de ses actes et développer tout son potentiel s’inscrit dans la logique du néolibéralisme. De même qu’arrêter de fumer ne relève plus d’un choix à court terme pour faire des économies ou augmenter son espérance de vie, mais d’une stratégie pour accroître sa valeur sur le marché du travail».

Quand le désir de transformation de soi remplace la volonté de changement social…

Mais les deux chercheurs vont plus loin encore dans leur analyse et c’est en cela que leur ouvrage Le Syndrome du bien-être se révèle le plus intéressant : ils y développent une hypothèse qui prend, à la lumière de l’actualité, une dimension troublante. «Ayant perdu la foi dans les hommes politiques et les hommes d’Église, nous nous tournons avec d’autant plus de ferveur vers […] les nutritionnistes pour trouver des réponses à nos questions existentielles.» Leur hypothèse c’est qu’à défaut de changer le monde, nous voulons juste changer nous-même. Est-ce une forme de renoncement désabusé ? Un repli égoïste ou désespéré ? Une politique de l’autruche ? «Obnubilés par notre bien-être», serions-nous devenus des nihilistes passifs, tels que les décrit Simon Critchley : «Plutôt que d’agir dans le monde et d’essayer de le transformer, le nihiliste passif se focalise simplement sur lui-même, ses plaisirs et projets particuliers, pour se perfectionner, que ce soit par la découverte de l’enfant qui sommeille en lui, la manipulation de pyramides, l’écriture d’essais à la tonalité dépressive, la pratique du yoga, l’ornithologie ou la botanique».

Que celui qui n’a jamais pris un smoothie bio nous jette la première pierre

Il est difficile de ne pas se sentir concerné par cette description. Nous sommes tous et toutes désireux de vivre en harmonie avec notre corps. Et voilà que cet essai – Le Syndrome du bien-être– vient nous dire que ce désir non seulement est vain mais mortifère, parce qu’il s’inscrit dans un contexte moral (de stigmatisation des gens qui ne prennent pas soin de leur corps) et économique (d’exploitation ultralibérale des ressources humaines). Pour ses deux auteurs, il faut se méfier de l’expression «bien-être», parce que «la pensée positive empêche tout véritable discours critique d’exister». «Pour le dire autrement, il y a de fortes chances que le repli sur soi et le surinvestissement du corps soient en passe de devenir des solutions séduisantes et auxquelles de plus en plus de gens ont recours pour ne plus avoir à se préoccuper du monde qui les entoure».

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CET ARTICLE FAIT PARTIE D’UN DOSSIER EN TROIS PARTIES. Première partie : «Six applis pour suivre son activité sexuelle» ; «Datasexuels, les obsédés de la performance» et La méditation clitoridienne rend-elle heureux ?

A LIRE : Le Syndrome du bien-être, de Carl Cederström et André Spicer, L’Echappée, 2016.

RENCONTRE-DEBAT AVEC LES AUTEURS : jeudi 28 avril 2016, à 19h30. Quilombo Boutique-Librairie : 23 rue Voltaire, Paris. Métro Rue de Boulets, Nation ou Alexandre Dumas.


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