
Pourquoi aimons-nous regarder des photos de stars ou de mannequins ? Parce que nous voulons leur ressembler. L’image a-t-elle a le pouvoir de nous modifier ? Oui. L’artiste Arthur Gillet le prouve: il ressemble à la statue d’un dieu antique.
«Quand j’étais gamin, les Apollon, les postures néo-classiques, les muscles bandés, les fesses de marbre… ça m’excitait à mort. Et maintenant je suis cela. Mon désir m’a forgé plastiquement. Je suis devenu le miroir d’un fantasme». Arthur Gillet a 29 ans. Il vit à Paris. Il est artiste, spécialisé dans les miroirs, mais pose aussi nu, comme modèle photo. Son corps de culturiste et son épaisse barbe noire font de lui l’étalon du modèle antique. Plus jeune, pourtant, Arthur Gillet était aux antipodes de la virilité. Il ressemblait à une fille : longs cheveux de naïade, peau blanche, yeux de biche. Il portait des jupes, s’attirant le mépris des camarades qui le trouvaient «tapette» jusqu’au jour où… la mue venant sur le tard (vers 20 ans), sa voix devient rauque et ses poils poussent. «J’avais beau me raser, même trois fois par jour, mon menton bleuissait. J’avais pris des épaules. Ca se voyait que j’étais un homme. Alors, de désespoir, je suis parti en Italie, sans plus faire attention à mon apparence, cessant de me raser, ne portant plus que le même jean crasseux pendant plusieurs semaines, marchant, marchant sans m’arrêter…». Ce voyage le métamorphose en masse hirsute de muscles.
Peut-on être féminin avec un corps de boxeur
A son retour, Arthur Gillet prend brusquement conscience que sa nouvelle apparence modifie le comportement des autres à son égards. A l’école des Beaux Arts de Rennes, les garçons qui, jusqu’ici, lui faisaient la bise avec une familiarité condescendante, se mettent à lui serrer la poigne : «entre mecs». Les filles qui, autrefois, se détournaient avec dédain, lui sourient, flatteuses. Il est devenu costaud, poilu, barbu. Ce qui lui vaut le respect et l’admiration. «C’était très déprimant. J’avais l’impression de n’être pas reconnu pour moi-même, mais pour un rôle de mâle, une caricature qui trahissait mes idéaux. Ma nouvelle apparence me valait la reconnaissance… à quel prix ?». Sans renier ce qu’il est, sa bisexualité profonde, Arthur décide d’espionner ses pairs : il a lu Orlando, le roman de Virginia Wolf. C’est l’histoire d’un homme qui devient une femme et vit pendant plus de trois siècles. Arthur décide d’être Orlando à l’envers. Il sera une femme devenue homme et il aura le regard ironique d’une personne à qui les gens s’adressent avec déférence, avec soumission et avec tout le respect dû au mâle… qu’il n’est pas. Pas vraiment.
L’identité : qu’est-ce que c’est ?
«D’abord, j’ai eu très peur de rentrer dans la norme puis j’ai compris. L’identité n’est pas une chose qu’on s’approprie mais un reflet évanescent qui ne se génère que dans la relation à l’autre. Les êtres s’utilisent les uns les autres pour se définir l’un et l’autre, suivant de jeux de contraste et de similitude. Chaque nouvelle rencontre génère une nouvelle identité. Il faut bien s’en convaincre pour devenir heureux. Cela rend les choses plus plastiques. Le corps n’est plus qu’un élément changeant, versatile, dont on construit l’apparence, le ton de voix, les attitudes, sans que cela dise rien de nous, au fond. Rien d’essentiel en tout cas.» Pour Arthur Gillet, le miracle de sa métamorphose ouvre des perspectives de réflexion infinies : si on veut quelque chose, dit-il, il faut le visualiser. Puis à force de regarder cette image mentale de ce à quoi on veut ressembler, on le devient. N’importe quelle femme peut devenir un homme, si elle le veut. En tout cas, n’importe quelle femme peut imposer aux autres l’image qu’elle a d’elle-même et, sans l’aide d’aucun travestissement, se faire traiter en égal ou en chef.
En Arcadie, la mort aussi
Ce que les gens voient de nous, c’est ce que nous reflétons. L’image que nous projetons au-dehors n’est pas celle de notre corps, mais de notre aura. Voilà pourquoi Arthur Gillet, tout testostéroné qu’il soit, donne si peu l’impression de l’être. Sur les photos de lui, prises par Marc Martin, il prend des poses comme en se dédoublant. Telle une sculpture, son fantôme de chair gravit les marches de châteaux vides, traverse des jardins déserts, des parcs abandonnés, danse au milieu de péristyles en ruine, nu. Il est un reflet de beauté sur les décombres d’anciens rêves. L’exposition des photos qui le mettent en scène se double d’ailleurs d’une troublante exposition de miroirs qu’il a lui-même conçus sur le thème des vanités. «J’aime les locutations latines, dit-il. Toutes les heures blessent, la dernière tue… En Arcadie la mort aussi… J’ai inscrit ces locutions sur des plats ronds. Mais pour les lire il faut placer au milieu du plat un objet miroitant, tubulaire, comme un missile sol-sol». L’exposition s’intitule Fallos, en hommage à ces missiles sur la surface desquels les locutions latines se reflètent : Tempus fugit velut umbra (Le temps fuit comme l’ombre). Memento mori (Souviens-toi que tu mourras). Vanitas vanitatum…
A force de regarder, imiter, désirer…
Vanité, tout n’est que vanité, à commencer par nos postures de séduction. Imposture la virilité empruntée aux affiches de pub. Mensonge la féminité calquée sur les photos de mode. Mais au fond qui sommes-nous sinon des reflets ? Dans cet univers d’hommes et de femmes qui jouent à faire semblant, le désir seul est tangible. Le désir seul permet aux fantasmes de prendre vie. A force de fantasmer, on devient vraiment celui ou celle dont on rêve. Charles Baudelaire le formulait ainsi : «L’homme finit par ressembler à ce qu’il voulait être» (3). Autrement dit : n’ayons pas peur de faire semblant. La réalité n’existe pas. La seule réalité, c’est celle que nous inventons. L’exposition Fallos illustre le pouvoir étonnant de nos envies et renvoie «à une croyance archaïque dans l’efficacité réelle de l’image». Ainsi que l’explique Pascal Rousseau, Professeur en histoire de l’art (Sorbonne) : si les réseaux sociaux exercent une telle fascination, de même que les portraits de stars dans la presse people, c’est parce que nous croyons encore, comme il y a plus de 13 ou 14 siècles, que regarder une image c’est devenir pareille à elle.
L’engendrement par l’image
Suivante cette théorie dite de «l’engendrement par l’image», «on conseillait par exemple aux femmes enceintes d’aller contempler les belles statues pour accoucher de beaux enfants». En 1802, Lessing, le grand théoricien du classicisme, explique lui-même dans son Laocoon : «Si une belle génération d’hommes produit de belles statues, celles-ci à leur tour agissent sur ceux-là». «C’est, à terme, l’hypothèse, magique, d’une réciprocité des effets entre l’homme réel et son image dans l’art, ajoute Pascal Rousseau. La puissance d’auto-engendrement par l’image est une manière de s’affranchir des médiations (biologiques, sociales ou culturelles) pour cultiver une invention de soi. C’est avec cette pirouette enchanteresse et malicieusement narcissique qu’Arthur Gillet souligne, au-delà de la terreur de l’eugénisme, la plasticité de son identité.» C’est avec la même malice que Marc Martin le photographie, en miroir, beau miroir.
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A LIRE : Fallos, de Marc Martin et Arthur Gillet. Ouvrage réservé aux adultes. En vente aux Mots à la bouche, au Palais de Tôkyô, sur Internet et dans toutes les bonnes librairies.
EXPOSITION : «FALLOS» (du 25 mars au 5 mai 2016),à la galerie Dencker Schneider. Adresse : Kalckreuthstrasse 14 –D-10777 Berlin-Schoeneberg. Horaires : vendredi de 16h à 20h et samedi de 14h à 20h.
UNE VIDEO non-censurée sur Fallos.
PLUS DE RENSEIGNEMENTS sur Marc Martin : article «Qu’est-ce que c’est un homme ?» ; site Internet de Marc Martin // sur Arthur Gillet : article «Qui est l’homme qui s’est mis nu à l’expo masculin/masculin à Orsay?»; article intitulé «L’anticipation» signé par Pascal Rousseau, Professeur des universités en histoire de l’art (Sorbonne Paris 1).