
Il paraît normal chez nous (en Occident) que des animaux de compagnie soient considérés comme des personnes. Mais des objets ? «Foutaises». Un concombre ne va tout de même pas porter plainte pour viol. Pas plus qu’un godemiché. Ou bien !?
Lorsque des humains engagent une relation intime avec un objet, leur mépris affiché des choses soi-disant «inertes» et «insensibles» laisse place à de troublantes rêveries. Dans cette publicité réalisée par la boutique de sextoys Sara’s Secret, par exemple, que voyez-vous ? Un concombre fuit le lit d’une femme et court se réfugier au frigidaire. Traumatisé.
«Des milliers de concombres sont maltraités chaque jour. Mettons fin aux abus sexuels de légumes», propose Sara’s Secret qui suggère une solution : un godemiché. Mais a-t-on demandé son avis au godemiché ? Après tout, les sextoys pourraient très bien porter plainte, à leur tour, pour sévices.
Vous trouvez cela risible ?
En Occident, on a tendance à se moquer des personnes qui chantent pour encourager l’éclosion des fleurs. Les adultes incapables de jeter leurs vieilles peluches sont soupçonnés d’immaturité. Les hommes qui s’attachent à une poupée ? Des pervers. Suivant un préjugé encore très courant de nos jours, seuls les enfants – et les primitifs – sont capables d’imputer une vie aux objets. Mais le vernis de ce préjugé se fissure dès qu’il est question de sexe.
Un lobby anglais pour interdire l’usage sexuel des robots
La preuve : en septembre 2015, des chercheurs en éthique, en anthropologie et en robotique, issus de la communauté scientifique britannique lancent une campagne contre les robots sexuels parce que, disent-ils, les clients pourraient entretenir avec les robots des rapports de domination et, par association d’idées, réduire les prostituées humaines «à l’état de choses (comme les robots).» Il est curieux de voir comment ces chercheurs fantasment la relation à l’objet, imaginant que les robots sexuels seraient forcément des victimes (1). Pourquoi craignent-ils tant que le robot se fasse maltraiter, exploiter ou violer ?
Peut-on parler de maltraitance pour des objets ?
Le 29 février sur RTL, dans l’émission On est fait pour s’entendre, consacrée aux robots sexuels, une auditrice intervient : «Moi, ce qui me fait peur, c’est l’idée qu’on profite d’un objet sans volonté. Si la machine accepte tout… Moi je vois le côté dérangeant d’un comportement presque de viol». Flavie répond : «Mais utiliser un sextoy, en revanche, ça ne vous gêne pas ?». L’auditrice réplique : «Le robot c’est un visage humain, c’est un corps humain». Flavie enchaîne : «Je comprends, cette idée de la maltraitance, est-ce que ça ne pourrait pas réveiller aussi chez nous des pulsions… une sorte de violence ?».
Serge Tisseron à qui elle pose la question, psychiatre et auteur d’un livre intitulé Le jour où mon robot m’aimera, répond avec philosophie : «Vous savez, le robot sera un peu comme les jeux vidéo aujourd’hui, c’est-à-dire plus ou moins faciles. Vous pourrez le programmer pour qu’il soit moins complaisant, et puis selon les conditions dans lesquelles vous le branchez, il pourra être parfois plus réticent que ce que vous souhaiteriez. Si les machines étaient complètement esclaves, nous nous en lasserions très vite».
Vous préférez Carmen ou Cosette ?
Un objet qui résiste ou qu’il faut séduire est certainement plus excitant qu’un exutoire inerte. C’est ce que montre l’exposition Persona, étrangement humain au Musée du Quai Branly. Mettant côte à côte des fétiches africains et des œuvres d’art contemporaines, l’exposition dévoile, au fil d’une splendide et troublante démonstration, à quel point nous, les «modernes» sommes sensibles aux émotions, souvent complexes, que nous projetons sur les machines. Il est tellement plus intéressant d’imaginer que l’ordinateur fait un caprice quand il bugge. Que le frigo ronronne quand vous rentrez du travail. Que la voiture réclame votre attention. Les objets qui donnent l’impression de manifester des émotions contradictoires ou qui exigent de l’amour sont les plus séduisants.
Petite expérience de psychologie
En 1944, les psychologues Fritz Heider et Marianne Simmel font une expérience pour le prouver. Cette expérience, vous pouvez à votre tour la faire au Musée du Quai Branly. Elle est très simple. Il s’agit de regarder un petit film d’animation très court, «dans lequel deux triangles et un disque bougent à l’intérieur et à l’extérieur d’un carré qui s’ouvre et se referme». Chaque fois que Heider et Simmel montrent cette séquence, le public réagit pareillement. A la question «qu’avez-vous vu ?», les spectateurs répondent qu’un des triangles était particulièrement «excité», «agressif» et que le rond était «hésitant» ou «fragile». Ce ne sont plus de simples figures géométriques, mais les héros d’une saynète romantique. Le triangle 1 est un mâle en rut qui poursuit le rond de ses assiduités. Le triangle 2 vole au secours du rond. Le carré protège les amants en fuite…
Nous, les cartésiens. Eux, les animistes ?
Tout imbus de notre pseudo-supériorité sur ceux que nous appelons négligemment des «animistes» (autant dire des sauvages), nous sommes pourtant incapables de regarder un agencement de formes symétriques pour ce qu’il est. Nous l’interprétons comme une histoire d’amour et de guerre. Notre cerveau projette du sentiment. Nous peuplons les nuages de chimères qui s’enlacent et se battent. Nous prêtons des pensées à des cellules vues au microscope. Nous regardons dans les étoiles des histoires de déesses jalouses et de maris adultères. Peu importe que les choses soient infiniment petites ou grandes, nous avons l’illusion qu’elles désirent comme nous. Faut-il avoir honte ou peur de cette tendance quasi-instinctive à entrer en empathie avec des choses qui, pourtant n’ont rien d’humain ? A cette question, l’exposition Persona apporte une réponse lumineuse.
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EXPOSITION : Persona. Etrangement humain : jusqu’au 13 novembre 2016, au Musée du Quai Branly. Exposition coorganisée par Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor-Descola, Thierry Dufrêne et Denis Vidal.
A LIRE : Le jour où mon robot m’aimera, de Serge Tisseron, Albin Michel.
Persona. Etrangement humain, codirigée par Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor-Descola, Thierry Dufrêne et Denis Vidal. Éditions Actes Sud.
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NOTE 1 : cet article ne défend pas l’idée qu’il est nécessaire de défendre les droits des robots. Il serait absurde de prendre nos fantasmes pour des réalités. D’abord parce que les robots n’existent pas encore. Nous n’en sommes qu’au stade du pantin mécanique. Ensuite parce que si jamais un jour nous étions capables de créer des robots, il est probable que nous entretiendrons avec eux des relations bien plus complexes que celles qui consistent à «abuser» d’une faible créature : notre libido est riche de scénarios bien différents et nos besoins affectifs sont immenses. Un robot passif, soumis, docile n’aurait aucun intérêt sur le plan marketing.
Plutôt que de vouloir légiférer en matière de fantasme, il est en revanche bien plus intéressant d’étudier les relations affectives que l’humain entretient avec les objets (que ces objets aient une apparence humaine ou pas), et de les étudier «sérieusement», car elles sont extrêmement révélatrices de ce qu’est l’humain. Pour le dire plus clairement : la relation aux objets est révélatrice de ce que nous sommes. Révélatrice aussi de notre besoin d’émotions. Nier aux humains ce droit, les empêcher d’utiliser des objets comme supports affectifs/sexuels, c’est empêcher l’humain de déployer ses pouvoirs. En cela, je trouve parfaitement aburde de vouloir interdire les usages sexuels des objets.