
Chinkoman est un super-héros japonais qui lutte à coup de pénis contre les méchants. Au Japon, les buildings sont des pénis en érection. Les gens ont des glands érigés à la place de la tête. Même les chiens. Mais pourquoi ?
Jirô Ishikawa est un auteur de manga que pratiquement personne ne lit au Japon. Ce sont des manga «sans queue ni tête» où les personnages ont des têtes de nœud. Ils passent leur temps à se masturber. Certains fréquentent les bordels. Il y en a qui glandent et leurs histoires tournent court. Mais ceux qui prospèrent ne semblent pas moins prisonniers de la déréliction générale. Ça «bande à vide » dans l’oeuvre de Jirô… les Éditions Matière viennent d’en publier un aperçu de choix. Sous le titre C’est comme ça, l’anthologie rassemble neuf récits d’angoisse (1) articulés autour des principales obsessions de Jirô Ishikawa : «le sexe, sous des jours tour à tour grotesques, ridicules, excitants, oppressants, morbides ; l’étrangeté du quotidien ; la dureté et l’absurdité de la vie sociale.» À mi-chemin entre farce et cauchemar, le travail de Jirô trace le portrait apocalyptique d’une société rongée par la lèpre de l’ultra-libéralisme : des pénis partout comme autant d’injonctions à la performance. Les employés de bureau passent leurs journées à travailler et quand vient le soir, il vont aux «putes» entre collègues.
Démonstrations de virilité dans les Hostess Clubs
Au Japon, dans les années 1980 marquent l’expansion de la bulle, l’argent coule à flot, surtout dans les quartiers chauds. Avec ses collègues de travail, un salarié peut très bien «claquer» 100 000 yens dans un club à hôtesse : c’est l’entreprise qui paye. Les tarifs pratiqués dans ces boîtes sont d’autant plus élevés que les filles ne couchent pas. La tension sexuelle monte au fil des verres d’alcool. Les allusions grivoises se multiplient. Dans les pantalons ça durcit et les collègues ne se gênent pas pour comparer leurs bosses. L’anthropologue Anne Allison qui enquête sur ce terrain glissant note que la plupart des clients de clubs viennent (aux frais de leur boîte) afin de se «mettre à leur avantage». Le mot en japonais, difficile à traduire, est jikokenji-yoku : «désir de se mettre à poil et parader». Animés par ce désir d’auto-célébration collective, les collègues de bureau performent par groupes de 4 à 10, ce qui leur donne l’avantage du nombre et assure, sans conteste, la supériorité du masculin. Les hôtesses doivent subir, sans jamais cesser de sourire, les assauts de plaisanteries lestes qui permettent aux hommes de se confirmer et se réassurer dans leur virilité. Dans l’univers des clubs, la femme n’est que le faire-valoir de travailleurs en complets-cravate dont les démonstrations hétéros-stéréotypées n’ont d’autre but que certifier leur idéal conforme : un homme, un vrai, doit être fort, dur, sexiste et résistant. L’avenir de la nation en dépend. Car, ainsi que le souligne Anne Allison avec humour : «si les femmes au Japon travaillent, les hommes, eux, font carrière.» Toute la différence est là. Des femmes, on attend qu’elles se marient et deviennent mère au foyer. Des hommes, qu’ils accomplissent leur devoir, avec le sens de la discipline et surtout du sacrifice : chaque soirée passée dans un club est une soirée «pour l’esprit d’équipe». On soude les corps, de la même manière, dans l’armée : en emmenant la troupe au bordel.
«Négocier une sorte d’existence au sein de la société»
C’est dans ce contexte très particulier de boom économique et d’hyper-compétitivité qu’un jeune garçon grandit. Il s’appelle Jirô. Il est né en 1967 et a grandi dans une île perdue. À 14 ans, il découvre une revue de manga underground et déviante : Garo. «Ah bon, c’est comme ça ? Il est donc possible de négocier une sorte d’existence au sein de la société»? Son destin est tracé. Jirô se met à dessiner, comme ses auteurs-phare, des histoires de cul absurdes sur fond de dérision. À 18 ans, il monte à Tôkyô et, surprise, parvient à gagner sa vie pendant un an et demi grâce à ces travaux… «Puis quelque chose a changé en moi», dit-il, en termes évasifs. Sans donner de détail, Jirô résume : il a viré «clodo». «J’ai soudain réalisé que je n’avais plus envie de dessiner des récits amusants, mais envie de réaliser des illustrations plus psychédéliques et abstraites. Je me suis retrouvé embarqué dans des difficultés insurmontables. J’ai fini par faire les poubelles, par travailler comme ouvrier dans des conditions extrêmes… Tout ça m’a conduit à me couper de mes relations avec les éditeurs, avec la société, avec les gens… En 1993, j’ai sérieusement envisagé d’arrêter de dessiner pour de bon. À la place, j’ai fait toutes sortes de conneries… et puis des trucs juste pour gagner ma vie au jour le jour.»
Ramasser des frites dans les poubelles : Jirô l’a fait
Laurent Bruel, le co-créateur des Éditions Matière, décrypte ce que Jirô n’exprime qu’à demi-mots : «la toile de fond profondément dépressive et suicidaire de son existence.» Voici comment le traducteur de C’est comme ça (Patrick Honnoré) le formule, dans un mail : «Parce qu’on sent la douleur qu’il a à vivre. Et même sur le plan strictement factuel, même s’il ne donne pas de détails, on peut imaginer des choses terribles.» Jirô n’en parle que par allusion : il vit dans un espace de deux tatamis au fin-fond d’une banlieue de Tôkyô. «Je n’ai pas de frigo, je vis dans des bouts de carton. L’hiver, je me caille ! Un jour, un SDF m’a dit“Eh bien, tu vis à la rude, toi !” C’est là que j’ai compris que ça fait longtemps que je vis dans des conditions difficiles.» Comment en est-il venu là ? Patrick Honnoré suggère : «C’était l’époque de la bulle spéculative au Japon et les agences de pub avaient assez d’argent pour payer. Après, les yakuzas passaient derrière et faisaient jouer les artistes (au mahjong ou aux dés, entre autres) ou les rendaient accros à une substance quelconque, et l’argent changeait de main. Au bout de quelques mois de ce régime, lorsque les artistes étaient trop lessivés pour continuer à dessiner, ils se voyaient proposer par leurs “protecteurs” une cascade de postes de plus en plus dégradants et nocifs dans des lieux du type usines de dioxine…»
Outsider art au Japon
De fait, Jirô affirme être tombé malade. Dans quelles usines ou quels chantiers perd-il la santé ? Nul ne sait. Officiellement, sa vie bifurque sous l’effet «de longues périodes de souffrance [qui] le plongent dans une grave dépression. […] Il cherche une aide dans diverses substances pharmaceutiques, sous l’influence desquelles ses dessins se transforment. […] Ishikawa s’accroche pourtant. Il entreprend d’autopublier des petits fascicules réalisés à la main, qu’il met en vente essentiellement à la librairie Taco ché, à Tokyo, dans le quartier de Nakano. Il y développe, hors de tout contrainte commerciale, esthétique ou narrative, des récits bruts, volontiers grotesques, emprunts de fantaisie, d’autodérision et de drôlerie, tracés d’une main virtuose et minutieuse. […] Par bien des aspects, à commencer par sa totale liberté, le travail d’Ishikawa s’apparente à un art brut. Il constitue sans conteste un outsider art :“Ici, on me considère comme le fond du panier. Et même plus bas que ça. […] Je n’ai aucun talent, c’est ce que je me dis tout le temps. Les gens disent plutôt : bizarre, malsain, dénué de sens, aucune imagination.” De fait, si des expressions telles que “paria”, “clochard céleste”, “suicidé de la société”, “artiste maudit” n’étaient si galvaudées, on les croirait forgées sur mesure pour l’auteur de “Un futur clodo”». Cette biographie pudique et élégiaque se trouve sur le site des Éditions Matière. Pour Laurent Bruel et surtout Reno Leplat-Torti (2), grâce à qui Jirô expose maintenant à Marseille (exposition «France Invasion», du 17 juin au 17 juillet), publier et défendre Jirô, c’est une question de vie ou de mort.
Vers 1996, la bulle a crevé, plongeant le Japon dans une crise économique que le tsunami de 2011 a encore agravé. Les clubs à hôtesses ont pratiquement disparu. Mais cela n’empêche pas Jirô d’être encore et toujours celui qu’on aimerait écraser, l’enfant maudit d’une époque durant laquelle les hommes allaient se décharger «en bande».
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À LIRE : C’est comme ça, de Jirô Ishikawa, traduit par Patrick Honnoré, Éditions Matière, 2017.
Chinpoko Jiro, de Jiro Ishikawa, éditions Le Dernier cri, 2017.
Novuo, de Jiro Ishikawa, éditions Le Dernier Cri, 2017.
À LIRE EGALEMENT :Nightwork: Sexuality, Pleasure, and Corporate Masculinity in a Tokyo Hostess Clubs, d’Anne Allison, University of Chicago Press, 2009.
À VOIR : Exposition “France Invasion” : 60 tableaux, collages et doudous cousus main à la Friche Belle de Mai (Marseille, éditions du Dernier Cri), du 17 juin au 17 juillet.
«L’exposition “France Invasion” a été organisée afin de permettre la venue de Jirô Ishikawa en France. C’est une part du dispositif qui comprend la publication de C’est comme ça, et d’un petit volume sérigraphié au Dernier Cri. Elle présente des planches de manga et des illustrations originales. Toutes sont en vente. Les prix ont été délibérément fixés à un niveau bas afin de permettre à un maximum de personnes de s’offrir un ou des dessins de Jirô, et ainsi financer son voyage et son séjour, et amortir son retour au Japon. Aucune institution n’est associée : c’est Reno Leplat-Torti qui s’est occupé d’organiser tout ça, avec la complicité de Taco-ché, de Pakito Bolino et du Dernier Cri et, dans une moindre mesure, la nôtre. Il y a déjà eu une exposition à la galerie La Jetée, à Montpellier, qui présentait une centaine de pièces. La galerie P38, à Paris, un peu plus de 120. Le Dernier Cri, à Marseille, accrochera une soixantaine de dessins.» (Laurent Bruel)
Le Dernier Cri : 41 rue Jobin, Marseille
NOTES
(1) «La sélection s’est faite à partir d’une base réduite. En trente ans, bien qu’il n’ait publié que deux ouvrages, Jirô a produit une énorme quantité de dessins, illustrations, bande dessinées… Je n’ai pas eu accès, loin s’en faut, à la totalité de cette œuvre – si tant est que cette totalité existe encore. Il m’est impossible d’en évaluer le volume. Je pense que beaucoup de planches ont disparues. Au Japon, les dessins des mangakas n’ont valeur que d’usage, sous leur forme imprimée. Sauf à avoir été réalisés de la main d’auteurs superstars, les originaux n’ont pas de valeur, ils sont bradés à vil prix ou stockés dans de telles conditions qu’il ne passent pas les épreuves du temps, de l’humidité et de l’exiguïté des logements.
Je suis d’abord parti du volume « Giro », qui est un recueil d’histoires de longueur très variable, et de quelques uns des nombreux petits volumes que Jirô imprime et façonne lui-même (sous le nom des éditions Paper Eight et met en vente à la librairie Taco-ché. Les Éditions Matière ayant une vocation matérialiste et un net penchant à exprimer cette vocation sous une guise minimale, j’ai commencé par écarter les récits les plus psychédéliques et les plus explicitement spiritualisants. Par l’intermédiaire de Reno et d’Ayumi Nakayama, j’ai demandé à Jirô s’il avait d’autres récits de la veine de ceux que j’avais sélectionnés. Au lieu de fournir une sélection d’œuvres existantes, Jirô a réalisé un nouveau récit complet de 32 pages, « Nuit de Tokyo ». Il a également repris quelques dialogues et quelques images de certains des récits déjà parus dans « Giro ». Ceci fait, nous avons bénéficié du privilège rare, dans le domaine du manga, de pouvoir travailler à partir des planches originales : un émissaire les a rapportées du Japon, si bien que nous avons pu les scanner en très haute définition et effectuer un travail de reproduction sur mesure.» (Laurent Bruel, Éditions Matière).
(2) «Après avoir été enseignant en école d’art, Reno Leplat-Torti est à présent, entre autres activités, directeur artistique de l’atelier galerie la Jetée, à Montpellier. En 2014, il a fait partie de l’équipe qui a monté les expositions « Heta-uma » et « Mangaro » à Sète et à Marseille. À cette occasion, il s’est lié d’amitié avec Jirô (ce dernier, qui faisait l’objet d’un très rude et incompréhensible ostracisme de la part des autres artistes japonais, a trouvé en Reno une forme de sécurité et de réconfort), et a poursuivi avec lui, à distance, une intense correspondance. Au moyen d’un dictionnaire, Jirô lui écrit en « français », mot à mot, des lettres qu’il complète de dessins. Reno lui répond en anglais ou en dessins, sans aucune assurance que ses messages soient compris… C’est dire l’approximation du langage qu’ils partagent. Ce partage est néanmoins réel. Ils ont échangé ainsi durant trois ans, et sont parvenus à organiser de la sorte les expositions actuelles, la venue de Jirô, la sortie de plusieurs publications, etc.» (Laurent Bruel, Éditions Matière).